Arrêter l’hécatombe des toxicomanes

Daniel Defert

C’est, aujourd’hui que le professeur Roger Henrion présente à Simone Veil, ministre des Affaires sociales, le rapport de la commission de réflexion sur la lutte contre la drogue et la toxicomanie. Après l’avis, très novateur, du Comité d’éthique qui avait estimé «que la classification drogues dures-drogues douces n’était pas pertinente», le rapport Henrion est attendu par tous les intervenants. Et principalement, sur la question de la dépénalisation de l’usage de certains stupéfiants. Il semble que, par une brève majorité, la commission se soit prononcée pour la dépénalisation du cannabis. Sur tous ces points, et après quatre meurtres de toxicomanes par leur famille, le cri d’alarme de Daniel Defert, sociologue et fondateur de l’association Aides.

Arrêter l’hécatombe des toxicomanes Quatre drames familiaux récents. Le meurtre de quatre jeunes toxicomanes par leurs parents et la mansuétude des jurés d’assises à l’égard des meurtriers font question.

Rappelons les faits. Le 17 juin 1990, une mère tuait son fils de 27 ans, à Aubagne, parce qu’elle ne pouvait venir à bout de sa toxicomanie: «Je lui avais donné mon sang, je lui ai repris.» Tout en comprenant la souffrance de cette mère, le procureur avait réclamé une peine pour ne pas ouvrir une série dramatique! Il ne fut pas suivi par les jurés d’assises. Elle fut condamné à un an avec sursis.Le 22 septembre 1994, dans la même région, un père tuait son fils toxicomane de 27 ans avant d’être remis en liberté après 19 jours de détention. Le 4 janvier 1995, une mère tuait son fils toxicomane de 29 ans, la balle qu’elle avait gardée pour elle s’enrayait. Dans la nuit du 21 au 22 janvier, près de Bordeaux, un père voyant son fils toxicomane dormir de nuit dans son jardin, appelle les pompiers pour le conduire à l’hôpital. Le fils se réveille, se querelle, il meurt d’une balle au poumon.Ces meurtres et l’attitude des jurés traduisent l’impasse dans laquelle se trouve actuellement la société française dans le contrôle social de la toxicomanie. En effet, nous suivons un modèle maximaliste, où la sanction peut être plus dommageable pour l’usager de drogue que la drogue elle-même. C’est un modèle, où la différence n’est pas faite entre usager et dealer, l’un et l’autre sont punissables. Ce qui place tout usage occasionnel, bénin, dans un circuit de marginalité, de non sollicitation de quelque soutien social. On ne peut faire face aux multiples situations sociales à gérer avec une représentation fourre-tout du drogué et de la drogue.

Il existe des histoires différentes, des modes de consommation différents, des produits différents. Sans une approche pragmatique de ces multiples situations, on risque de repousser tout individu aux extrêmes, de la grande dépendance, jusqu’à l’infanticide. Plutôt qu’une figure unique «du drogué», il vaut mieux penser une échelle de risques: une drogue douce ne conduit pas elle-même aux drogues dures; une drogue dure ne conduit pas par elle- même à la dépendance, ou à la délinquance, au sida ou à l’hépatite. En créant des points de vente contrôlés du cannabis, les Pays-Bas ont permis que les adolescents tentés se créent une culture de la toxicomanie socialisée; ils ont retardé aussi les recherches de drogue dure; ceux qui passent aux drogues dures sont moins nombreux et plus âgés qu’en France.En France, l’initiation aux drogues douces est clandestine. C’est l’été, dans le vide des écoles que les dealers substituent à l’herbe, dans les cités dortoirs, la cocaïne ou l’héroïne, pour des adolescents dépourvus d’alternative sociale.Récemment, le gouvernement français a franchi le pas de la substitution. On sait que les intervenants en toxicomanie ont freiné le mouvement, qu’ils ont du mal à percevoir ce qu’il y a de tactiques variées encore dans la substitution, de sevrage ou de maintenance ou d’urgence. La Grande-Bretagne a admis que pour certaines personnes depuis très longtemps habituées à l’héroïne, celle-ci pouvaient être médicalement délivrée. Il serait erronné de ne voir dans cette pratique la conception unique que les utilisateurs de drogue sont des malades. Certains psychiatres admettent même que si certains toxicomanes n’avaient pas spontanément recours à une drogue pour neutraliser leur souffrance et leurs angoisses, ils seraient enfermés à l’hôpital psychiatrique.L’accouchement n’est pas une maladie. Pourtant c’est en le médicalisant qu’on a réduit la mortalité de la mère et de l’enfant. Il va de même de la médicalisation du suivi des usagers de drogue. On voit donc une image fourre-tout du drogué comme une image fourre-tout de la drogue sont profondément opposées à une bonne gestion sociale du problème.L’image du spécialiste ne peut pas non plus être unique. Ce sont les spécialistes de la toxicomanie qui ont été aussi aveugles en France que les spécialistes de la transfusion sanguine sur l’étendue qu’allait revêtir dans les populations dont ils s’occupaient, l’épidémie de VIH. A côté des travaux des policiers et des psychothérapeutes, il faut placer désormais ceux des sociologues et des mouvements sociaux. Récemment, Robert Castel et Anne Coppel ont recensé toutes les recherches sur les trajectoires de sortie de la toxicomanie: finalement quelle que soit la stratégie thérapeutique, une grande partie des usagers s’en sort seule, et pour des motifs d’ordre personnel survenus dans leur histoire. On a intérêt à écouter ce genre de travaux. De plus, il existe des mouvements sociaux d’usagers de drogue, de proches d’usagers. Certains parents d’usagers ont compris que le dialogue impossible dans le cadre familial pouvait recevoir un cadre de substitution avec un autre père, une autre mère, avec qui se répète, comme au théâtre, le scénario à appliquer dans sa propre famille. La substitution n’est pas d’abord celle d’un produit, mais d’un nouveau lien social.

Le rapport de la commission Henrion et j’ai beaucoup de respect pour son auteur, doit proposer un autre modèle de gestion de la toxicomanie. La rumeur veut que cette commission ait du mal à départager les thèses. Espérons qu’elle a su s’affranchir des «spécialistes» qui ont fait partie du modèle de gestion meurtrier, par VIH ou parents interposés.

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