SWAPS / La réduction des risques est-elle de gauche ou de droite ?


Réduction des risques (RdR) et réformisme en matière de drogues sont-ils à ranger dans l’escarcelle du « progressisme » sociétal de la gauche ou bien les fruits d’un humanisme libéral de droite porté par l’initiative courageuse de quelques femmes ?

Trente années de zigzags institutionnels, coupés d’alternances ne rendent pas cette lecture facile, mais il est possible de commenter une chronologie politique dont les principaux faits d’armes sont connus.


 

Libéral ou libertarien ?

En 1977, Giscard d’Estaing peaufine patiemment un canevas cosmétique destiné à le faire apparaître comme un président moderne : vote à 18 ans, loi sur l’avortement mais aussi recommandation… de dépénalisation du cannabis. C’est la fameuse « circulaire Pelletier », du nom d’une secrétaire d’État à la Justice, proche de ce président à particule qui se rêvait en « Kennedy français ». Monique Pelletier adresse le 17 mai 1978 à la chancellerie un rapport libellé comme suit :

« Il conviendra… que le Parquet, lorsqu’il sera saisi d’une procédure d’usage illicite de haschich, examine très attentivement les cas pour lesquels il lui paraît absolument indispensable d’engager des poursuites judiciaires, en se bornant dans tous les autres cas, à adresser ou à faire adresser une mise en garde à l’usager… » 1

La « circulaire Pelletier » représente le premier exemple de ces nombreuses velléités d’aménagement de la loi du 31 décembre 1970 qui punit l’usage de stupéfiants en France, initiatives régulièrement bloquées sous un plafond de verre dont il est difficile de discerner la couleur politique. Même si le grand souffle libéral qui balaye l’Occident avec la double élection de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux États-Unis se garde bien de confondre libéralisme économique et libéralisme sociétal, il existe un lien évident entre les postulats éthiques qui fondent la réduction des risques et la libéralisation de la consommation et de la vente de drogues. Ce sont ces mêmes Anglo-saxons classés à droite qui, les premiers, imaginent de confier au marché les problèmes posés par la consommation exponentielle de stupéfiants. Le sénateur du Texas Ron Paul, plusieurs fois candidat à l’investiture du parti Républicain dans les années 1970 et 1980 est l’incarnation la plus connue du courant dit libertarien, partisan d’une disparition des lois qui encadrent l’usage de stupéfiants et en même temps farouche défenseur du droit de porter des armes. Ce libéralisme décomplexé a toujours déconcerté nos politiques français. En France, la droite et la gauche restent profondément inhibées dès lors qu’il s’agit d’associer les mots « liberté » et « drogues ».

Contrairement à une légende tenace, la dépénalisation du cannabis n’a jamais été l’une des 110 propositions du candidat François Mitterrand en 1981 et à droite, la figure d’Alain Madelin se détache, solitaire, à l’orée des années 1980 pour soutenir du bout de lèvres une orthodoxie libérale étendue au seul cannabis, bien en deçà de ses modèles libertariens d’outre-Atlantique. Pour déclencher la première remise en question sérieuse de la répression des toxicomanes, il a fallu attendre la grande peur du sida, ce premier exemple d’un virus mortel que la médecine moderne se déclare incapable de contenir.

 

Le sida, c’était mieux avant ?

 

« Toxicos », « salle de shoot », « drogués en manque », ce vocabulaire venu du jurassique des addictions reste encore aujourd’hui celui des médias mainstream dans la polémique sur le crack. À l’inverse, ce qu’il est convenu d’appeler politique de réduction des risques, dite « RdR », reste un sigle mystérieux pour la plupart de nos concitoyens qui pourtant s’enflamment très vite dès qu’il est question de « la drogue ». Si la pénalisation de l’usage reste un consensus partagé par les pouvoirs qui se sont succédé à la tête du pays, trente années de patiente pédagogie sur l’antinomie de la prohibition avec la prise en charge des addictions semblent n’avoir laissé aucune trace dans la population. Par exemple les changements de pratique du champ professionnel addicto consécutifs de l’épidémie de sida des années 1980 2 n’ont jamais fait l’objet d’une communication grand public. Ajoutons que l’ensemble des journalistes qui traitent le sujet semblent tous venir d’une planète inconnue où la carte de presse fonctionne comme un vaccin anti-cannabis, anti-cocaïne et anti-tout-ce-qui-se-consomme à l’exception de l’alcool, au point d’afficher une totale naïveté sur l’effet des substances ou la manière dont on les utilise.

Ce décalage persistant entre l’hyper information du petit monde de l’addictologie et l’ignorance globale des médias pose question, surtout si l’on rapporte cet écart aux données sur l’augmentation constante des consommations de substances illicites en population générale. L’anniversaire des 50 ans de l’hôpital Marmottan a pourtant permis de se remémorer à quel point le monde des « intervenants en toxicomanie », incarnés par le médiatique professeur Olivenstein, appartient aujourd’hui à l’histoire. Un monde foncièrement opposé à l’introduction de la méthadone en France, où le trop oublié Dr Francis Curtet, directeur du Trait d’union, expliquait que la vente libre des seringues « encourageait la toxicomanie » 3. C’est l’époque de l’inflation des cambriolages d’appartements, des casses de pharmacie généralisés, le temps des grands squats parisiens gérés par le deal et le recel à grande échelle, mais, de manière caractéristique, sans que l’angoisse des riverains ne soit pour autant invitée à s’exprimer sur les plateaux télé. C’est aussi le temps de l’incarcération de masse où le sevrage forcé et l’abstinence obligatoire sont les seuls outils de prise en charge reconnus par l’État. Un moment sociologique qui voit surgir la figure du dealer maghrébin, indigène des zones de non-droit et des supermarchés de la drogue. Cette France de la peur, confite dans l’angoisse d’un VIH que la médecine se déclare impuissante à combattre, mérite d’être revisitée au regard de certains tableaux électoralistes de « la France d’avant ».

 

La RdR du RPR

 

Plaçons notre rétroviseur sur 1985, date à laquelle l’épidémie de sida parmi les usagers de drogues est enfin établie comme fait scientifique. Pour diminuer le nombre de contaminations, les interrogations se multiplient sur le bien-fondé du décret de 1972, celui qui interdit en pratique l’achat de seringues neuves dans les pharmacies. Pour un éclairage technique, le gouvernement Fabius frappe à la porte de la respectable commission nationale des stupéfiants, laquelle, malgré une molle protestation d’Olivenstein, vote pour un statu quo4 qui entérine la surenchère anti-drogue du ministre de l’Intérieur Paul Quilès. Cette gauche engluée dans l’affaire du sang contaminé souffre des prémices d’un mal qui finira par la tuer sous François Hollande, la cécité communautaire et l’éloignement des quartiers populaires. Le sida est donc passé par les hommes qui aiment faire l’amour avec d’autres hommes, puis s’est abattu sur les toxicos le plus souvent arabes des cités de banlieues, une catastrophe invisible advenue dans l’indifférence de la technostructure socialiste aux manettes du premier gouvernement de gauche de la Ve République. Cette indifférence va laisser des traces.

En 1986, « au secours la droite revient ! » Le RPR gagne les élections et Michèle Barzach est nommée ministre de la Santé du gouvernement Chirac lors de la première cohabitation. Un an plus tard, devant la progression constante du sida, elle abroge le décret de la honte et permet enfin aux usagers de se procurer du matériel stérile dans toutes les pharmacies. J’ai longtemps gardé dans mes archives une cassette audio petit format où Michèle Barzach s’exprimait ainsi : « j’ai été vilipendée par mon propre camp, ce à quoi je m’attendais, mais aussi par les intervenants en toxicomanie, plutôt orientés à gauche, qui se sont révélés être les adversaires les plus redoutables de cette mesure qui n’a pu être mise en place que grâce au soutien sans faille du Premier ministre » 5. Cette déclaration obtenue pour le Journal d’Asud dans le décor d’un salon cossu du XVIe arrondissement de Paris m’apparaît rétrospectivement dans toute son incongruité. De nombreux héroïnomanes injecteurs contemporains du « décret Barzach » doivent tout simplement la vie au courage politique de cette grande bourgeoise de droite. Les préjugés de classe fondent souvent les jugements que l’on porte sur nos politiques.

Arrive ensuite le Pr Léon Schwartzenberg qui détient jusqu’à aujourd’hui le record de brièveté d’un passage au gouvernement dans la Ve République. En 1988, François Mitterrand gagne les élections et Michel Rocard s’installe à Matignon. Le 27 juin, Léon Schwartzenberg, célèbre cancérologue, est nommé ministre délégué à la Santé et déclare sans barguigner que la légalisation du cannabis est dans son agenda. Six jours plus tard, il est remercié.

 

Le test des « places méthadone »

 

Pour objectiver les efforts des uns et des autres en faveur de la RdR au gré des alternances, une méthode consiste à comptabiliser le nombre de « places méthadone », comme on disait alors. L’introduction des traitements de substitution aux opiacés (TSO) constituait la véritable pomme de discorde entre militants réformistes et tenants d’une prise en charge basée sur la cure de sevrage qui concentraient sur la méthadone l’essentiel de leurs critiques. En 1992, lorsque la gauche quitte le pouvoir, Bernard Kouchner, ancien président de Médecins du monde est ministre de la Santé. C’est un French doctor, ancien signataire de l’appel du 18 joint et symbole d’un certain humanisme très « de gauche ». Sous le mandat de Kouchner la prescription de méthadone fait un bond spectaculaire de 20 à… 50 places. En dépit de son profil idéal pour porter une réforme à la hauteur des enjeux historiques de la lutte contre le sida, ce bilan calamiteux est à comparer à celui de sa successeuse.

En 1993, nouvelle cohabitation, la droite revient et pas n’importe quelle droite, celle de Charles Pasqua ministre de l’Intérieur, le héros RPR dur aux délinquants tant vanté par Éric Zemmour. Or c’est précisément cette droite qui place Simone Veil à la tête du ministère de la Santé et des Affaires sociales. On connaît cette personnalité, rescapée des camps de la mort, ministre historique du droit à l’avortement, mais ce que l’on sait moins c’est que Simone Veil est aussi la ministre des traitements de substitution aux opiacés (TSO) en France. Sous son impulsion, les centres se multiplient, le nombre de « places » passe des 50 de Kouchner à 5 000 puis 7 000, avant de plafonner à 8 000 quand la ministre quitte les affaires en 1997. C’est également sous son mandat que le Subutex® reçoit une autorisation de mise sur le marché extrêmement large, sans doute le cadre de prescription le plus libéral au monde.

Je me souviendrai comme beaucoup de militants, de l’entrée majestueuse de Simone Veil aux États généraux de Limiter la casse (LLC) l’association mythique qui a porté la RdR sur les fonts baptismaux. LLC était alors en pleine bataille médiatique pour promouvoir cette politique antinomique de la guerre à la drogue. Le 4 juin 1994, Simone Veil a honoré de sa présence un public de parias, « dealers en blouse blanches », militants gays, drogués et délinquants de toutes sortes. Réunis autour d’Anne Coppel, notre présidente, nous étions tous sous le charme, enclins à manifester à cette proche de Giscard d’Estaing un véritable sentiment de piété filiale. Comme si nous reconnaissions la grandeur de cette dame à la distance qu’elle avait parcourue pour venir à nous.

 

Un timide petit pas à gauche

La guerre contre la drogue étant conçue comme une guerre totale, les gouvernements successifs se sont dotés d’une cellule interministérielle vouée à coordonner les actions du gouvernement en matière de « lutte contre la toxicomanie ». S’ensuit une valse de sigles tous orientés vers la lutte contre : Direction générale de lutte contre la drogue et la toxicomanie (DGLDT) devenue Mission interministérielle de lutte contre la toxicomanie (MILT), puis contre la drogue et la toxicomanie (MILDT), aujourd’hui transformée en Mission interministérielle de lutte contre les addictions (Mildeca).

Au début de la période, cet organisme se conforme à son rôle de supplétif du ministère de l’Intérieur, où se succèdent des protestantes de gauche comme Catherine Trautmann ou des cathos de droite comme Françoise de Veyrinas, qui partagent toutes les deux l’idée de croisade à mener contre les stupéfiants. La véritable rupture intervient en 1997 lorsque Lionel Jospin, devenu Premier ministre à la faveur de la dissolution, nomme Nicole Maestracci à la tête de la MILDT. Cette ancienne juge du tribunal de Melun, qui a vu défiler à la barre le tout-venant de la toxicomanie des quartiers, fait littéralement bouger les lignes en introduisant de la science là où le débat se contentait de posture morale. Sous son impulsion, les rapports scientifiques se succèdent pour tenter d’objectiver savoirs pharmacologiques et modalités d’usage en occultant volontairement le clivage qui sépare drogues licites et illicites. C’est le temps du Rapport Roques (1998), qui propose une échelle de dangerosité des substances, puis du rapport Parquet-Reynaud (1999) qui introduit les notions d’usage, abus et dépendance, antithèses du concept de toxicomanie. On doit aussi à Nicole Maestracci la création d’un Observatoire français des drogues et toxicomanie (OFDT) lequel comble un vide dans une matière auparavant peu perméable à la rationalité. Un bilan impressionnant qui favorise l’émergence d’un nouvel acteur, le médecin addictologue, et une nouvelle science, l’addictologie théoriquement vouée au soin plutôt qu’à la répression. Nicole Maestracci termine son mandat avec un slogan qui lui sera reproché lors de la législature suivante : « il n’y a pas de société sans drogues ». Doit-on comprendre que les drogues sont un pis-aller dont il faut s’accommoder ou bien faut-il voir dans l’expérience psychotrope l’une des conditions de la civilisation ?

 

… et deux pas en arrière !

 

« Ne faites pas les malins… ! »6 C’est par ce commentaire un poil condescendant que Bernard Kouchner accueille les demandes de changement légal exprimées par les professionnels réunis par ses soins au ministère de la Santé en décembre 1997. Revenu lui aussi aux affaires à la faveur de la dissolution, le ministre se veut pragmatique : « on peut travailler dans le cadre de la loi de 1970 », martèle-t-il en différentes occasions pendant que son administration incite discrètement mais fermement le secteur médicosocial à intégrer la réduction des risques et la substitution dans les centres de soins. Théoriquement, la RdR prétend ne pas faire d’idéologie, au contraire. Nombre de professions de foi de Limiter la casse insistent sur le caractère scientifique des résultats obtenus au matière sanitaire là où l’incitation au sevrage et la répression de l’usage marquent le pas. On accompagne la consommation avec des outils et de l’information délivrés aux usagers afin de réduire les dommages, qui se mesurent en surdoses, en abcès, et en contamination VIH / VHC.

Jamais l’argument libéral du droit individuel à consommer n’est mis en avant, en dehors du cercle intime des militants historiques. Le droit de se droguer n’est donc pas assumé par cette gauche de gouvernement convertie à la RdR, puis ralliée aux technocrates de l’addictologie. De plus la crainte de passer pour des laxistes en matière de sécurité inhibe les socialistes au point de faire dire à l’emblématique ministre-médecin humanitaire : « vous voulez me faire virer du gouvernement »7. Le droit aux drogues, la liberté individuelle, la légitimité d’une demande débarrassée de ses présupposés pharmacologiques aliénants, voilà le pas que le gouvernement de Lionel Jospin refuse catégoriquement de franchir, créant ainsi un début de distance avec une partie de son électorat. De manière significative les groupuscules pro-cannabis, les association de lutte contre le sida (Aides et Act Up) et les militants de l’auto-support se rapprochent de la frange libertaire du parti des Verts, incarnée par Daniel Cohn-Bendit pour fonder en 1997 un Collectif pour l’abrogation de la Loi de 1970 (Cal 70) dont la première action est une manifestation pro-légalisation sur les bords de la Seine. Ce rassemblement hétéroclite incarne les débuts d’un divorce aujourd’hui patent où libéralisme sociétal et questions communautaires se heurtent au républicanisme de la « vieille gauche ». Ces prémices sont exprimées de manière prémonitoire par Philippe Mangeot le président d’Act Up qui lance au même moment son manifeste « Nous sommes la gauche » au nom des « homosexuels, des étrangers, des femmes » et… « des toxicomanes » 8. Du wokisme en 1997.

Le 21 avril 2002, c’est la douche froide. Lionel Jospin est battu au premier tour par Jean-Marie Le Pen, une catastrophe qui appelle la désignation de boucs émissaires. Nul ne pourra jamais mesurer l’influence qu’une autre politique des drogues aurait eue sur les votes recueillis par les Verts de Noël Mamère (5,25%) ou du Parti radical de Christiane Taubira (2,32%), deux formations explicitement favorables à la réforme de la loi de 1970 et qui, contrairement à Jean-Pierre Chevènement, l’autre coupable désigné, puisent exclusivement leur électorat à gauche. Pourtant le bilan de ce quinquennat d’aventure contraint par la cohabitation n’est pas totalement neutre en matière de drogues. L’installation au pouvoir d’une addictologie, souvent adossée à une industrie pharmaceutique florissante, change les données : la politique bascule du réformisme vers une technocratie qui s’accommode parfaitement de la répression de l’usage.

 

Addictologues : ni de gauche ni de gauche

 

On prête ce mot à François Mitterrand, à propos de la qualification politique des partis du centre. Ni de gauche ni de gauche, le jugement renvoie au conservatisme qui prétend nier le caractère intrinsèquement conflictuel des rapports sociaux. Une négation qui sépare ce qu’il est convenu d’appeler l’addictologie universitaire de ce qui fut son embryon : la politique de réduction des risques. En évacuant la question sociale de ses raisonnements, en privilégiant une approche strictement pharmacologique dans l’explication des phénomènes de consommation, en regroupant toutes les addictions sous un même chapeau, faisant fi des considérations culturelles, économiques et tout simplement éthiques qui conditionnent l’ensemble de la question, l’addictologie propose une explication des choses prétendument apolitique qui se traduit dans les faits par une répression normative. La vulgarisation rapide d’un discours médical auparavant inaudible ou inexistant aboutit en pratique à une multiplication des campagnes anti-cannabis qui vont se succéder sans réussir à modérer l’appétence de la population pour le pétard. C’est la santé des plus jeunes qui est généralement prise en otage par un discours hygiéniste mis à disposition du ministère de l’Intérieur. Cette vérité est bien comprise par Étienne Apaire, le président de la MILDT, nommé par Nicolas Sarkozy en 2007. « La drogue si c’est illégal, ce n’est pas par hasard », lance-t-il lors d’une campagne destinée aux jeunes, un truisme recyclé par l’actuel locataire de la place Beauvau sous sa forme triviale exhumée des année 1980 : « la drogue, c’est de la merde… »

Finalement l’addictologie colle point par point à la définition macronienne du en même temps : je soigne et en même temps, je réprime. Les dernières décennies verront ainsi s’affirmer à droite comme à gauche le dogme d’une dangerosité scientifiquement prouvée de toutes les consommations, sans que l’aberration éthique qui consiste à interdire la moins nocive tout en autorisant la plus mortelle ne soit jamais portée sérieusement à la considération du public

« Non aux addictions. Oui à ma liberté retrouvée ! »…. Alcool, tabac, médicaments, drogues, jeux… Les addictions ne sont pas un choix personnel 9.

L’addictologie officielle conçue au départ comme un outil d’éclairage social favorise au final un aveuglement volontaire sur l’injustice fondamentale qui caractérise la répression des seuls stupéfiants.

 

L’exception française

 

« Car il y a bien une exception française. Dans la plupart des pays européens, la menace du sida a provoqué́ une remise en cause de l’organisation des soins aux toxicomanes », écrit Anne Coppel dans un article de référence10 pour dénoncer l’immobilisme des intervenants en 1996. Or, c’est bien cette exception française-là qui semble resurgir aujourd’hui à propos de la légalisation du cannabis. Le refus d’évoquer la discrimination, sociale, raciale, voire anti-jeunes qui constitue le terreau de la guerre à la drogue est sans doute la raison de notre retard. Dans un étrange chassé-croisé, on assiste en France au spectacle de partisans et adversaires de la réforme qui communient ensemble sur le caractère nécessairement néfaste des addictions pour justifier la fermeté répressive des uns et de manière plus surprenante, le souhait de légalisation des autres.

« Je souhaite la légalisation du cannabis pour lutter contre toutes les addictions et contre les drogues dures », assène ainsi le candidat écolo Yannick Jadot 11, pour s’étonner ensuite de ne pas être suivi par l’électorat . C’est une marque spécifique de la gauche française d’être inhibée par tout ce qui risque d’être commenté sous l’angle de l’affreux libéralisme, au point d’oublier que le terme procède de la même étymologie que cette liberté qui orne les frontons des monuments. Cette phobie antilibérale est particulièrement marquée à propos des drogues, qui allient un parfum sulfureux de décadence bourgeoise avec la crainte toujours renouvelée d’une légalisation manipulée par le grand capital. L’exemple des États-Unis ou du Canada est connu, mais fait parfois écran aux arguments tout aussi libertaires d’une partie de la gauche sud-américaine qui revendique un droit de consommer inhérent aux libertés fondamentales. Le paradoxe de l’autisme antilibéral des partisans d’une réforme de la loi de 1970 classés à gauche est d’avoir balisé le chemin des drogues à ce grand capital théoriquement honni, incarné aujourd’hui par l’industrie pharmaceutique vouée à la prise en charge des addictions.

La RdR est-elle de droite ? La droite qui, ne l’oublions pas, est l’auteure de la loi de 1970 est finalement plus à l’aise pour amender cette répression en s’appuyant sur une tradition humaniste qui pourrait être qualifiée de libéralisme grand-bourgeois, incarné par ces deux figures que sont Michèle Barzach et Simone Veil.

La gauche porte indéniablement la responsabilité de n’avoir pas su ouvrir un débat organisé autour des libertés comme elle a su le faire sur la peine de mort, l’orientation sexuelle ou le droit des femmes. Elle est de plus comptable de notre retard historique en matière de lutte contre le sida, puis de la subversion de la réduction des risques par une addictologie technocratique adossée au commerce de médicaments. Mais l’écart croissant entre une demande de drogues en constante expansion et la stigmatisation de l’offre elle aussi permanente, ne peut que susciter la perplexité d’une opinion publique plutôt adepte de raisonnement simple, voire de bon sens.

Cette campagne présidentielle marquée par la lutte contre le Covid est l’occasion de réfléchir au rôle tenu par la technostructure sanitaire dans un espace démocratique. Depuis mars 2020, la majorité de la population française expérimente des restrictions de libertés au nom de la lutte contre une épidémie, c’est une nouveauté depuis l’abandon des « règlements de peste » du XVIIIe siècle. La colère des opposants au passe sanitaire vient de la révélation brutale de la puissance coercitive de l’État lorsqu’il s’abrite derrière un discours d’expert sans autre débat démocratique. Ce déni de justice, les consommateurs de drogues le connaissent depuis l’invention de la prohibition, mais avec une nuance de taille, la menace sanitaire qui conditionne leur statut criminel n’est ni épidémique ni transmissible. Cette évidence a cessé d’être perceptible du fait de la double démission de la droite et de la gauche. La gauche qui aurait dû garantir une liberté individuelle parfaitement compatible avec les droits de l’homme et du citoyen, et la droite qui devrait soutenir les entreprises vouées à l’exercice collectif de ce droit qui ne soient ni des mafias ni des trusts pharmaceutiques.


Références :


2: Voir l’exposition que le Mucem de Marseille consacre à la mémoire du sida du 15 décembre 2021 au 22 mai 2022

3: Face à face entre le Pr Schwartzenberg et le Dr Curtet, « Donner de la drogue aux drogués », Le Nouvel Observateur, 26 novembre 1992

4: PV de la 115e séance de la Commission des stupéfiants 15 octobre 1986, archives Asud

5: Jacques Chirac, Premier ministre de 1986 à 1988, puis Président de la République de 1995 à 2007

6: Propos entendus par l’auteur lors des Journées nationales sur l’abus des drogues et la toxicomanie, organisées par Bernard Kouchner le 15 décembre 1997

7: « Kouchner veut dépénaliser l’usage des drogues », JF Pécresse, 11 sept 2001, Les Échos

8: Tribune publiée dans Libération le 5 juin 1997

9: Campagne de prévention des addictions du CHU de Valenciennes dans le cadre du Dry January, janvier 2022

10: Anne Coppel, Vivre avec les drogues, Communications n°62, 1996

11: Yannick Jadot, Élysée 2022, France 2, 17 février 2022

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