Traitements de substitution. Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Colloque International Toxicomanie, Hépatites, sida (THS),

1997.

Les traitements de substitution ont connu une histoire aussi mouvementée que la toxicomanie elle-même. La recherche d’un produit de substitution, de la cocaïne à l’héroïne, accompagne à la fin du XIXème siècle, la conceptualisation de la toxicomanie comme maladie. Enthousiasmes et désillusions se succèdent, mais cette alternance a bientôt peu à voir avec les résultats obtenus d’un strict point de vue médical. Au tournant du XXème siècle, les drogues perdent le statut de médicament, elles sont devenues malfaisantes et passent dans l’illégalité en 1914 aux USA, en 1916 en France (1). La prescription d’opiacés pour le traitement des toxicomanes, d’abord légitime, devient rapidement suspecte. Peu importe si les traitements à la morphine obtiennent des résultats qui peuvent être satisfaisants comme dans les cliniques ouvertes aux USA après la loi de prohibition. Les cliniques sont fermées en 1923. De suspects, les médecins prescripteurs sont devenus des coupables. En France, les médecins se détournent de ces malades qui se refusent à guérir et renoncent en très grande majorité à la prescription. Jusqu’à la fin des années soixante, la Grande-Bretagne sera longtemps le seul pays occidental à résister à ce mouvement de rejet et de peur : la toxicomanie y était considérée comme une maladie chronique qui nécessitait par conséquence un traitement de maintenance.

Dans les années soixante, quelques cliniciens américains opposent le système anglais, avec ses morphinomanes peu nombreux et bien insérés, au système américain, violent et répressif, avec ses junkies psychopathes. L’expérimentation des traitements à la méthadone par les docteurs Dole et Nyswander est issue de ce débat. Les résultats sont probants, quelques politiques américains s’y convertissent et les programmes méthadone se développent rapidement (2). Mais au cours des années 70, tandis que les jeunes toxicomanes sont de plus en plus nombreux, que la peur de la drogue progresse dans les esprits, les traitement à la méthadone sont progressivement remis en cause : la méthadone n’a manifestement pas réussi à freiner la progression du marché noir ni la montée des consommations. Deux grandes évaluations nationales, menées aux USA au cours des années 70, tranchent, semble-t-il, le débat entre les différentes méthodes de traitement. Selon les études de DARP et TOPS, les programmes méthadone obtiennent environ 30% de résultats favorables et ce taux est comparables aux autres méthodes de traitement au long cours, communautés thérapeutique ou suivis psycho-social ambulatoire (3). Le scepticisme devient général : tous les traitements se valent, avec toutefois un handicap pour ce qui concerne les traitements de substitution, ils entretiennent la dépendance ou, plus brutalement, ils fournissent de la drogue aux drogués.

Au début des années 80, les traitements de substitution semblaient bien avoir été emportés par la montée de la guerre à la drogue. Pendant dix ans, du milieu des années années 70 au milieu des années 80, aucun nouveau programme méthadone n’est ouvert aux USA. La Grande-Bretagne, de son côté, a progressivement renoncé à son propre système. Tandis que sont créés à partir de 1968 des centres de soins spécialisés (clinics) dirigés par des psychiatres, les médecins généralistes renoncent à la prise en charge de ces patients qui sont de moins en moins considérés comme des malades. En 1982, le Conseil des experts recommande les réponses communautaires, au détriment des traitements médicaux. Les toxicomanes ont perdu leur statut de malade et la désintoxication  devient le seul objectif légitime (4).

Il faudra la menace du sida pour que les résultats des traitements de substitution soient à nouveau examinés. Que les toxicomanes soient ou non des malades, ils doivent pouvoir protéger leur santé. On sait que 80% des cures de désintoxication aboutissent à un échec et on évalue de 5 à 10% la proportion de toxicomanes actifs qui peut envisager une désintoxication immédiate (5). Faire de la désintoxication un préalable à la prévention ou au traitement du sida, revient à exclure de la prévention du sida ainsi que du soin la très grande majorité des toxicomanes.  Ceux qui ne peuvent renoncer à leur consommation de drogues peuvent-ils au moins renoncer à l’injection  ? La question est posée à partir des résultats obtenus dans les programmes méthadone face à l’épidémie de sida.  A New York 12% des patients en traitement méthadone au début de l’épidémie de sida  sont contaminés alors que  le taux est de 45 à 55 % pour les toxicomanes de rue (6). Il n’y a donc pas élimination de l’injection, il y a du moins une réduction significative. Au regard d’un objectif d’éradication des drogues, la réduction est insuffisante. Consommer des drogues une fois par semaine ou quatre fois par jour est équivalent du point de vue de la loi qui se soucie peu des quantités. L’analyse d’urine est positive ou négative. Il en va tout autrement dans un objectif de santé. L’abstinence est certes la protection la plus efficace. A défaut, la réduction est préférable à la consommation immaitrisée. La menace du sida impose de sortir du « tout ou rien ».

Le débat sur la méthadone s’ouvre, de nouvelles évaluations sont menées. Celles-ci fondent le développement actuel des traitements de substitution.  Entre la fin des années 80 et le début des années 90, nous sommes entrés dans une ère nouvelle dont je retiendrai deux caractéristiques :

1°) nous sommes dans une phase de diffusion des connaissances
2°) nous sommes dans une phase d’expérimentation sociale

1°) La constitution d’un corpus scientifique

Diffuser des connaissances implique la constitution d’un corpus scientifique. Au regard de la grande variabilité des résultats obtenus des années soixante au années quatre-vingt,  le septicisme semblait de rigueur.  Une revue de la littérature faite en 1989 recence des taux de réussite allant de 24 % à 87 % suivant les études. S’agit-il d’une question de méthodologie de recherche ? Les résultats obtenus ne reflètent-ils que l’opinion du chercheur, le plus souvent également praticien ?  Une nouvelle hypothèse est formulée : la variabilité des résultats ne dépend pas – ou pas seulement – des études, elle dépend surtout des programmes eux-mêmes. Plusieurs études confirment cette nouvelle interprétation des résultats. Une enquête nationale est menée sur 172 programmes américains (8). La conclusion est que la variabilité des résultats doit être mise en relation avec les pratiques médicales. Les pratiques restrictives – doses insuffisantes (égales ou inférieures à 40 mg), durée de traitement limitée (moins de six mois de traitement), modalités non négociées avec le patient – obtiennent des résultats nettement inférieurs dans tous les domaines de l’évaluation : les toxicomanes continuent de consommer des drogues, commettent des actes délinquants et les abandons en cours de traitement sont plus nombreux. Les auteurs constatent  que les résultats varient selon les états, les états de sud des Etats-Unis ayant de moins bons résultats que les états de l’Est, avec des réglementations moins restrictives.

Une recherche  se fixe un nouvel objectif : étudier le processus même du traitement, véritable  » boite noire » que les évaluations ne prennent jamais en compte dans les résultats (9). Ball et Ross, responsables de la recherche, se proposent de mettre en relation les résultats obtenus avec les caractéristiques des  équipes, statut et formation, services offerts (services médicaux, conseil, services sociaux) et modalités de traitement. La recherche est soutenue par le NIDA. Elle est menée pendant trois ans, de 1985 à 1988 et porte sur six programmes dans les villes de New York, Baltimore et Philadelphie sur un échantillon de 617 patients. Deux outils sont utilisés : une grille d’évaluation de la dépendance (« Addiction Severity Index ») et un entretien qui vise à reconstruire la trajectoire du patient (toxicomanie et traitement). Un suivi permet également d’évaluer l’évolution de 105 patients qui ont arrété le traitement.

L’efficacité du traitement à la méthadone est mesurée systématiquement : consommation de drogue, injection, criminalité. Dans tous ces domaines, les résultats sont dépendants des modalités de la prise en charge. Pour ce qui concerne l’injection par exemple, En moyenne, la réduction est de 71 % mais avec des écarts importants.  Selon les programmes, la proportion des patients qui poursuivent l’utilisation de la seringue après six mois de traitement varie de 9,8 % à 57,1 %. Il y a  baisse de l’injection quelques soient les programmes,  mais les modalités de traitement modifient de façon significative les résultats. On ne peut donc extraire les résultats obtenus dans le cadre des traitement sans tenir compte des procédures d’utilisation, erreur souvent commise dans le débat de chiffres qui oppose adversaires et partisans de la méthadone.

Rétrospectivement, les mauvais résultats obtenus au cours des années 70 aux USA trouvent leur explication. Au début des années 70, sur la base des excellents résultats obtenus par les premiers programmes, quelques états s’engagent dans un développement rapide des programmes. Des équipes sont constituées, mal formées, peu motivées, avec un turn-over important. Des overdoses ont constatées, les toxicomanes poursuivent leur consommation de drogues et la méthadone est  parfois détournée vers le marché noir. Les états imposent alors des réglementations restrictives, les doses élevées ou la négociation des modalités du traitement avec les patients étant vécues comme autant de preuve de faiblesse, une indulgence coupable face à l’usage de drogues. Les budgets sont réduits, les services médicaux, psychologiques ou sociaux sont  supprimés et la relation à l’usager est limitée à la distribution.

Nous savons désormais quelles sont les conditions requises pour que le traitement à la méthadone ait le maximum d’efficacité. Sur la base des recherches évaluatives, un guide d’utilisation a été rédigé aux USA regroupant l’ensemble des procédures efficaces, guide traduit en français (9). JJ Deglon a résumé pour nous les principales caractéristiques des bons programmes :

1°) les doses doivent être suffisantes

2°) la durée du traitement ne doit pas être limitée

3°) les modalités de traitement doivent négociées individuellement, ce qui implique une bonne relation avec le patient

4°) les besoins sanitaires, sociaux et psychologiques doivent être pris en compte

5°) les équipes doivent être motivées, chaleureuses, compétentes

Ces résultats permettent d’éclairer les résultats obtenus précédemment, dans la recherche comme dans la pratique clinique. Reste à comprendre comment s’imbriquent ces déterminans. La posologie est un élément primordial de la réussite, toutefois, la dose efficace doit être négociée et l’efficacité du traitement tient à cette négociation individuelle. La qualité de la relation avec l’usager est ainsi un facteur de réussite incontournable.  L’adhésion du patient est rarement prise en compte dans les évaluations médicales; à tord, certainement, comme en témoignent les études sur les placebo. Mais dans le cas de la méthadone, et au contraire des antibiotiques, cette adhésion ne peut être mise entre parenthèses. Ce qui ne signifie pas pour autant que le produit puisse être négligé, l’effet placebo n’étant pas différent d’autres médicaments.

Autre question, quel est le rôle des services psycho-sociaux ? La « boite noire » ici est à peine entrouverte. Contrairement à une idée admise, l’efficacité du traitement ne tient pas aux services adjacents, mais ces services permettent une amélioration sensible des résultats. La prescription de 80 mg de méthadone à 301 volontaires dans une liste d’attente de l’hôpital de Beth Israël à New York obtient une réduction de la consommation d’opiacés : 71 % des patients ont des urines négatives aux opiacés à un mois de traitement (10). Les services psycho-sociaux confortent ces résultats sur le long terme, mais surtout ils permettent de prévenir ou de répondre à des urgences médicale et psychiatriques. Ainsi  une étude a réparti 92 patients en trois groupes : activité de conseil minimal avec un simple ajustement des doses, activité de conseil « standard » avec un soutien individualisé mais sans services spécifiques, et enfin activité de conseil renforcé avec orientation et formation professionnelle, psychothérapie, thérapie familiale et soins infirmiers. 22 patients dans le groupe de conseil minimal  ont dû être transférés en cours d’enquête du groupe minimal au groupe renforcé après avoir eu recours à des services d’urgence. En ce qui concerne la consommation de drogue, héroïne  et cocaïne,  l’écart est moins important que les chercheurs ne l’auraient « souhaité mais les différences n’en restent pas moins significatives « . Nous retenons ici les taux d’abstinence d’héroïne et de cocaïne obtenue pendant 12 semaines sur ce groupe : 22 % dans le groupe conseil minimum, 59%  dans le groupe standard et 74 % dans le groupe renforcé. En conclusion, les auteurs recommandent d’identifier individuellement les besoins, tous les patients ne nécessitant pas un soutien renforcé (11).

Encore conviendrait-il d’étudier plus précisément quelles pratiques recouvrent ces différents services, psychothérapie,  accompagnement psycho-social ou counselling . En ce qui concerne le counselling, il a été démontré que la variable personnelle était significative. Certains conseillers obtiennent des résultats excellents : abandon de l’usage de drogue, réinsertion socio-professionnelle, voire arrêt du traitement sans rechutes ultérieures. D’autres au contraire voient se multiplier les échecs et les abandons de traitement. La conclusion est que le counselling est un ingrédient  déterminant, à condition d’être bien fait, sans qu’on soit capable d’identifier à quoi tient l’efficacité (12). Pour ce qui concerne les besoins sociaux, il est certain que le toxicomane sans domicile fixe et sans ressources peut difficilement trouver un équilibre mais au-delà de l’évidence, ne sont étudiées ni les modalités concrètes de l’aide ni leur impact sur les populations les plus marginales.

Le rôle de la psychothérapie est mieux exploré. Est-elle nécessaire ?  Dans une étude randomisée, les résultats obtenus après six mois de traitement sont équivalents pour les patients qui ont pu avoir accès à une psychothérapie individuelle et ceux qui n’y ont pas eu accès (13). L’étude toutefois ne fait pas intervenir ni le profil des patients ni les pratiques professionnelles des psychothérapeutes. Selon Annie Mino, une seule étude « apporte une réponse positive au bien-fondé de la psychothérapie ». Cette étude analyse les résultats en fonction du profil psycho-pathologique des patients et distingue trois types d’offre, le soutien psycho-social ou counselling, les psycho-thérapies cognitives et les psychothérapies d’inspiration analytique. Le soutien est utile à tous mais les patients ne souffrant pas de troubles psychiatriques et les patients caractérisés par une personnalité antisociale sans diagnostic de dépression ne tirent pas de bénéfices d’une prise  en charge psychothérapeutique, au contraire des patients affectés de troubles psychopathologiques moyens et graves. La psychothérapie systématique est donc une réponse inadéquate, elle est peut être par contre nécessaire lorsqu’elle répond à une indication précise, le risque de troubles psychiatriques des toxicomanes en traitement étant sept fois plus élevé que dans la population générale (14).

La question du profil psychopathologique des patients a été abordée à plusieurs reprises au cours de ces deux jours dans la mesure où c’est là une des difficultés majeures aux quelles se confrontent les praticiens. A Genève, cette question est à l’étude, aussi bien dans le programme du Dr Deglon que dans celui du Dr Mino.  Autre question cruciale : quels bénéfices peut-on espérer pour les héroïnomanes également consommateurs de cocaïne ou de crack ou dépendants des benzodiazépine et de l’alcool ? Que faire enfin avec les patients qui cumulent tous les handicaps : troubles psychopathologiques, polytoxicomanie, désinsertion, délinquance ?  Pour ce qui concerne ces patients, on commence seulement à disposer de quelques données, en particulier aux Pays-Bas. Dés 1979, la ville d’Amsterdam a mis en place une distribution de méthadone dite « à bas niveau d’exigence »,  c’est à dire qu’on n’exige pas du patient qu’il soit abstinent.  L’hypothèse sous-jacente à cette offre est que l’arrêt de la consommation est l’affaire du patient, et ce, quelles que soient les pressions qu’on exerce sur lui. Ces pressions sont acceptées lorsque le patient veut et peut affronter le changement, elles ne sont d’aucune utilité dans le cas contraire. Les néerlandais considèrent que le toxicomane doit pouvoir bénéficier de services sanitaires et sociaux même s’il ne souhaite pas changer de mode de vie. Les objectifs sont donc le « maintien d’une existence humaine » des toxicomanes marginalisés ainsi que l’accès aux soins et à la prévention (en particulier sida, hépatites). Les résultats de ces programmes sont l’amélioration de l’état de santé et la baisse de la mortalité. Pour les patients les plus problématiques, la distribution de méthadone, sans prétendre régler les problèmes, fonctionne comme un « filet de sécurité » prévenant les dérives les plus graves. L’accès au traitement est certainement un des facteurs contribuant au de mortalité relativement bas (0,5 % par an pour l’ensemble des toxicomanes à Amsterdam dont 1/3 environ est en traitement à la méthadone) (15). Par ailleurs, le nombre de sevrage a augmenté et la distribution simple de méthadone n’a pas entrainé une augmentation du nombre d’héroïnomanes qui s’est stabilisé aux Pays-Bas. Ce dernier résultat est-il généralisable aux pays occidentaux ? A la fin des années 80, la tendance semblait bien à la stabilisation. Pour ce qui concerne la France, le seul indicateur allant dans ce sens est le vieillissement des patients en traitement, mais cet indicateur doit être mis en relation avec le type d’offre de soins.

En France, la question des patients les plus marginalisés se pose bien dans la pratique mais aucun dispositif spécifique n’existe en matière de traitement de substitution. La différenciation des patients (bons patients vs mauvais patients) est  considérée comme stigmatisante mais de fait, ces mauvais patients sont le plus souvent exclus de la prise en charge. Quelques rares services les acceptent, sans disposer des moyens d’accompagnement utiles. Paradoxalement – dans la mesure où l’offre de service est la plus réduite – ce sont souvent des médecins généralistes qui se retrouvent avec ces patients dont personne ne veut.

Nous savons aujourd’hui à quoi tient l’efficacité du traitement mais  nous ne sommes pas beaucoup plus avancés sur la nature de la maladie, si maladie il y a. Dans l’état de nos connaissances, nous pouvons seulement  affirmer que le traitement médical de la toxicomanie obtient de bons résultats quant à l’état de santé des patients. La baisse de la mortalité est par exemple significative. Ainsi, selon une étude soutenue par le NIDA et présentée à Cannes, la mortalité des héroïnomanes sans traitement est  évaluée à 7.2, elle baisse à 1.4 pour les toxicomanes en traitement à la méthadone (16). Il y a bien traitement médical, avec amélioration en termes de mortalité et de morbidité. En termes de sortie de la toxicomanie, les résultats des traitements de substitution ne sont pas mieux connus que ceux des autres traitements. En l’absence de recherches récentes,  les résultats apparaissent, au pire, comparables aux autres méthodes de traitement. De fait, le processus même de la sortie de la toxicomanie reste encore largement mystérieux (17). A ce égard, nous devons rester modestes. La toxicomanie semble bien être multifactorielle et chaque type d’approche a sa pertinence.  En matière de stratégie thérapeutique, le praticien peut informer le patient des choix possibles, il peut aussi refuser de s’engager dans une modalité de traitement qui lui parait inadéquate. La cure de désintoxication par exemple est contre-indiquée si le patient est en mauvais état de santé physique ou psychique, s’il ne peut compter sur des supports affectifs et sociaux. Le « Je n’en peux plus, il faut que ça s’arrête » du patient ne signifie pas pour autant que celui-ci soit à même d’affronter un sevrage. Il appartient au praticien de répondre à l’urgence et de calmer le jeu, afin d’offrir au patient la possibilité de choisir. Car, en dernière instance, le choix d’une méthode de traitement – communautés thérapeutiques, traitement de substitution et/ou  psychothérapies,  ou encore refus de traitement car il y a bien des sorties spontanées, sans recours au traitement –  revient à  l’usager.

2°) de l’expérimentation médicale à l’expérimentation sociale

Pr Newman nous disait combien l’assemblée que nous avons constituée le rassurait. Les traitements de substitution sortent  peu à peu du débat idéologique où ils ont été longtemps enfermés. Une relève est assurée, une véritable relève dans la mesure où l’héritage est repris et développé.  Partout dans les monde sont expérimentés de nouveaux produits mais aussi de nouvelles modalités de prises en charge et ce, avec de nouvelles priorités. Nos connaissances s’améliorent et le maniement des produits devient plus précis mais l’expérimentation est aujourd’hui plus sociale que médicale. La situation actuelle se caractérise d’abord par une extension quantitative des traitements. Sans doute,  cette extension va-t-elle modifier très profondément notre approche de la toxicomanie et de ses traitements.

Nous nous sommes inquiétés en France des risques d’un développement non maitrisé des traitements de substitution. L’évaluation a, par exemple, été posée comme préalable au développement des traitements, avec l’ambition de construire un consensus de la communauté médicale, voire de la société toute entière. Mais les patients n’attendent pas. Un médecin peut-il refuser un traitement lorsqu’il constate l’amélioration de la santé et du comportement de ses patients ? Car l’amélioration est immédiatement sensible si l’indication est bien posée. Le changement est si remarquable qu’on ne peut que s’étonner, une fois le pas franchi, des résistances auxquelles se heurtent les traitements de substitution. Mais il y a bien un pas à franchir. L’amélioration de la qualité de vie des patients est le premier des résultats obtenus mais ce résultat est rarement mis en avant parce qu’il inquiète au lieu de rassurer. Le médecin prescripteur est-il un soignant ou un complice ? Nous ne sommes toujours pas sortis de l’idée selon laquelle « il ne faut rien faire pour faciliter la vie des toxicomanes » idée qui est l’origine de la  « véritable catastrophe sanitaire et sociale » que vivent les toxicomanes : tel est du moins le diagnostic de la commission Henrion (18).

Premier pas à franchir : il nous faut rompre avec une conception punitive du traitement, ou plus précisément, il nous renoncer à la punition et entrer dans une logique de soin. La difficulté n’est pas seulement d’abandonner la conception juridico-morale, elle renvoie aussi à la définition même du soin. En France et au contraire de la Grande-Bretagne, la toxicomanie n’a jamais été considérée comme une maladie. Le toxicomane n’est pas un malade, donc il ne relève pas d’un traitement, tel a été le raisonnement de la communauté médicale. Dans cette logique, la prescription ne peut être interprétée que comme un détournement de la loi. Nos voisins européens – hollandais, suisses ou allemands – ont été plus pragmatiques. Que la toxicomanie soit ou non une maladie, une part des usagers de drogue nécessitent une aide et des soins médicaux auxquels les traitements de substitution peuvent utilement contribuer. Ce diagnostic de la situation a été le deuxième pas à franchir. Parallèlement au refus de la médicalisation, la gravité de l’état sanitaire des toxicomanes a été très longtemps sous-estimée. Pendant toutes les années 80, le risque sida pour les toxicomane a tout simplement été passé sous silence, au nom du refus de « l’amalgame toxicomanie/sida » : on craignait en effet que le stigmate des uns ne rejaillissent sur les autres. Il aura fallu attendre septembre 1993 pour que le sida soit simplement mentionné pour la première fois dans un plan gouvernemental de lutte contre la toxicomanie. La conviction collective était que la toxicomanie n’était pas un problème de santé publique mais un problème de « représentations collectives ». Le bon peuple a peur, il faut le rassurer, et pour ce faire, faire montre de fermeté : tel a toujours été le principe directeur des politiques publiques en matière de toxicomanie (19). Mortalité et morbidité des toxicomanes ont été superbement ignorés. Le toxicomane a été –  est encore – refoulé des urgences hospitalières en tout bonne conscience, puisque la toxicomanie n’est pas une maladie. Nous découvrons lentement que les overdoses sont la troisième cause de mortalité des adultes de 20 à 34 ans en Ile de France, derrière le suicide et le sida et que si l’on y ajoute les toxicomanes morts de suicide et de sida, la toxicomanie devient directement ou indirectement la première cause de mortalité pour cette tranche d’âge  (20).

Ces deux pas – reconnaissance de la gravité de la situation et nécessité des traitement de substitution – ont été franchis entre 1993 et 1994.  En avril 1995, la méthadone a perdu son statut expérimental pour devenir officiellement un traitement. Il en est de même pour le subutex qui peut être prescrit par tous les médecins généralistes. Nous entrons ainsi dans une phase d’expérimentation qui  est plus sociale que médicale. Nous y entrons à reculons, alors même que nous ne nous sommes jamais donné les moyens d’une expérimentation médicale rigoureuse. En matière de traitement de substitution, notre expérience est modeste mais si modeste soit-elle, le bilan doit en être fait, ne serait-ce que pour éviter les erreurs passées.

Jusqu’en 1992, nous avons expérimenté, avec plus ou moins de bonheur,  trois types d’utilisations des produits de substitution :

1°) les prescription chez le médecins généraliste : la prescription d’opiacés par des médecins généralistes, très marginale, est néanmoins ancienne. Artistes ou coloniaux en ont bénéficié jusque dans les années cinquante, mais ces prescriptions silencieuses ont perdu toute légitimité avec l’épidémie d’usage de drogue des jeunes des années soixante-dix. Comme l’avorteur, le médecin prescripteur est décrit comme médecin « marron »; au mieux, c’est un faible.  Les expériences se renouvellent malgré tout, tentatives non revendiquées à quelques exceptions près comme le Dr Cohen à Paris, et dont l’issue est souvent malheureuses. Les médecins sont régulièrement rappelés à l’ordre. Les sanctions prises n’ont jamais été recensées mais leur étude permettrait peut-être de comprendre  pourquoi les médecins français ont renoncé à l’utilisation des carnets à souche y compris pour le soulagement de la douleur. L’apparition du Temgésic au milieu des années 80 est sans doute la première expérience de prescriptions relativement larges : le carnet à souche n’est pas nécessaire. Des médecins acceptent alors de prescrire, sur une durée de temps limité avec un objectif de désintoxication, seul objectif légitime. En 1992, une étude évalue à 200 000 la file active des toxicomanes des médecins généralistes dans les quatre régions de France les plus touchées (21). Les médicaments les plus prescrits sont les benzodiazépines mais les toxicomanes bénéficient également de prescriptions de Temgésic. Les médecins généralistes ont bien ouvert leur porte aux toxicomanes, constat qui, en pleine épidémie de sida, devrait rassurer. L’expérience est néanmoins condamnée. Des spécialistes en toxicomanie entrent en guerre et mènent campagne. Sans adversaire identifié : les articles publiés dans la presse médicale dénoncent unanimement la faiblesse et l’incompétence des prescripteurs.   L’argumentaire est celui de la guerre à la drogue : la prescription entretient la dépendance, elle s’ajoute à la longue liste des produits détournés de leur usage et les médecins prescrivent à la va vite, dans l’ignorance des conséquences de leurs actes. Sur le terrain,  la tâche s’avère ardue. Quelques tentatives, en province comme en banlieue parisienne, sont menacées de débordement. Sans doute, les bonnes pratiques médicales étaient alors très minoritaires, les doses étaient généralement insuffisantes, les durées de traitement les plus courtes possibles et la majorité des médecins se culpabilisait d’une prescription condamnée par la communauté médicale et par les meilleurs spécialistes. En miroir, les toxicomanes avaient conscience d’arracher, entre séduction et chantage, un produit qui avait le statut de drogue.  De savants mélanges pallient les doses insuffisantes, les temgésic est injecté ou revendu sur le marché noir. L’alliance du médecin et de son patient, indispensable au traitement, était à construire.

2°) les traitements à la méthadone : Notre expérience en matière de méthadone est encore plus limitée. Deux centres, l’hôpital Ste Anne et l’höpital Fernand Widal traitaient une vingtaine de patients chacun depuis 1973. La  majorité des praticiens qui y ont exercé, ont considéré que la méthadone ne changeait pas grand chose, et ce bilan maussade  a justifié le statut quo. L’expérience française antérieure n’a pas été évaluée et les pratiques médicales n’y ont pas été interrogées. Les échecs ont été attribués à la méthode elle-même, tant était forte la conviction collective que la toxicomanie relève de la seule psychothérapie. Nous n’avons toujours pas tiré les leçons des échecs antérieurs, le risque est grand de les répéter.

3°) la vente libre de codéine : Nous avons une autre expérience ancienne, celle de la vente libre de la codéine. Une étude menée en 1993 évalue à 30 000 le nombre de toxicomanes français consommant quotidiennement de la codéine. Les praticiens sont régulièrement confrontés à des dépendances sévères à la codéine et les toxicomanes interrogés sont rarement complaisants, l’accessibilité du produit l’ayant en quelque sorte dévalorisé. Nous sommes néanmoins quelques uns dans cette salle à nous être opposés à la restriction de la vente libre de la codéine, véritable roue de secours dans un système où l’offre de soin est si limitée. Mais nous ne sommes pas capables aujourd’hui de quantifier très précisément les avantages et les inconvénients de la vente libre. Sans doute est-ce une des tâches à laquelle nous devons nous ateler.

Nous sommes véritablement entrés dans une logique de traitement au long court et à doses suffisantes à la fin de l’année 1992, alors que le carnet à souche est devenu nécessaire pour la prescription de temgésic.  Du jour au lendemain, les toxicomanes se retrouvent sans traitement, se précipitent chez les rares médecins qui ne leur ferment pas la porte; quelques uns en meurent, suicides ou overdoses.   » Nos prescriptions, explique le Dr Boisseau, avaient, en principe, un objectif de sevrage, et nous  ne cessions de renouveler les prescriptions, le plus souvent dans l’ambiguité. J’ai compris la nécessité des traitements au long cours lorsque j’ai pu constater les effets de sa suppression ». En septembre 1992,  Le Dr Boisseau et le Dr Carpentier avec dix confrères lancent un appel publié dans le Monde :  la situation exige une mobilisation urgente de la communautés médicale (21). Le REPSUD, réseau de soins aux usagers de drogue est créé, d’autres réseaux, dont les réseaux ville-hôpital, se mobilisent. Le nombre de patient augmente rapidement. Les toxicomanes sont devenus des patients comme les autres, pour les médecins les plus sensibilisés du moins.

Le développement des centres méthadone, plus institutionnel, est plus lent.  En septembre 1993,  la clinique Liberté s’ouvre, après deux années de tergiversation. Médecins du Monde s’engage à son tour. De septembre 1993 à avril 1995, date où la méthadone perd son statut expérimental pour devenir officiellement un médicament, quelques 200 patients sont traités à la méthadone dans une dizaine de centres. Ces nouveaux praticiens sont donc favorables aux traitements de substitution mais ils ont, à l’exception du Dr Touzeau, au maximum deux ans d’expérience.

En mai 1996, on peut évaluer à  18 000 le nombre des patients en traitement de substitution en France. La progression du subutex a été rapide, témoin de la mobilisation des médecins généralistes : environ 12 000 patients en bénéficient. 3 000 patient sont en traitement à la méthadone et le nombre de patients en traitement au sulfate de morphine serait d’environ 3 000. Un bon résultat au regard des 52 places méthadone de 1992. Nous sommes encore bien loin des besoins puisque le plan gouvernemental de lutte contre la toxicomanie et la drogue de septembre 1995 évalue à quelques 45 000 le nombre de patients nécessitant un traitement de substitution. Le développement des traitements se heurte aujourd’hui à des obstacles qui ne peuvent être surmontés sans une volonté politique claire. Une véritable politique de santé est indispensable; à défaut, les défaillances sont programmées.

Résumons-les rapidement :

– les prescriptions inadéquates en termes de produit comme en termes de doses sont détournées et ne font que s’ajouter aux consommations problématiques. Le choix de la buprénorphine ou de la méthadone, seule alternative légale, doit pouvoir se faire sur des critères cliniques et non sur des critères réglementaires. Tel n’est pas le cas aujourd’hui. La buprénorphine ou subutex est le seul traitement de substitution que les médecins généralistes peuvent prescrire en première intention. Ce médicament est un bon produit de substitution à condition de répondre à des indications précises. Parce qu’il n’a pas l’effet euphorisant de l’opiacé au contraire de la méthadone, il convient à des héroïnomanes qui ont déjà pris une bonne distance avec le produit. De par ses propriétés pharmacologiques, la méthadone est mieux indiquée lorsque la toxicomanie est sévère :  la recherche de l’euphorie ne se supprime par décret. Or l’accès à la méthadone est limité. Seuls les spécialiste peuvent poser l’indication et initier le traitement. A moins de se transformer en bureau de placement, les centres spécialisés peuvent difficilement absorber les quelques milliers de patients actuellement en traitement au sulfate de morphine avec des médecins généralistes.

– un personnel soignant peu motivé et mal formé ne peut négocier les modalités de traitement adéquates.  Les effets pervers sont connus :  les toxicomanes deviennent violents et aggressifs, les services se protègent avec des régles contraignantes ou humiliantes, qui redoublent la violence ou le mensonge des uns, le désinvestissement des autres.  L’histoire a été vécue aux USA au début des années soixante-dix. Les programmes méthadone y ont perdu leur efficacité ou du moins ils ont dû se contenter de résultats comparables aux autres méthodes de traitement. Il est assez paradoxal que seuls les spécialistes peuvent aujourd’hui initier un traitement à la méthadone alors qu’ils en ont été les adversaires farouches. Certainement, ceux qui ont su conserver une relation investie avec leurs patients sauront s’impliquer dans ce nouveau type de prise en charge. Encore leur faut-il se former auprès de ceux qui en ont acquis l’expérience.

– le militantisme de quelques uns ne peut suppléer à la mobilisation de tous : le risque est celui du débordement et du désinvestissement. Voici quelles sont les contraintes d’un médecin qui accepte de prendre en charge un patient sous méthadone. Le médecin s’engage dans une prise en charge au long cours à raison d’une consultation par semaine;  il ne peut s’absenter sans organiser le relais de la prescription, il lui faut se plier aux exigences administratives (remplissage des souches); il doit se former, participer à des réunions, construire, avec services sociaux et psychiatriques, la prise en charge en réseau et enfin rendre compte de son travail dans une enquête d’évaluation.  Tout cela pour des patients qui ont une solide réputation de menteurs, de voleurs, de faiseurs d’histoires et de mauvais payeurs. La prise en charge d’usagers de drogue n’est-elle qu’une longue suite de galères ? Certainement pas, et heureusement. La tâche est certes dévalorisée, elle n’est nullement ennuyeuse mais les contraintes multiples qui s’y attachent  ne sont guère attractives.
– le traitement ne se limite pas à la prescription, l’accompagnement psycho-social est indispensable, pour une part des toxicomanes au moins. Le risque d’une réponse uniquement médicale est bien connu des pouvoirs publics qui affirment haut et fort la nécessité de l’accompagnement psycho-social. Pour ce qui concerne les centres méthadone, l’accompagnement psycho-social est en principe requis mais il s’agit d’un accompagnement qui ne permet pas de faire face à la grande marginalité. Tout le système se bloque parce que l’hébergement ou la prise en charge psychiatrique ne sont pas prévues au programme. Quant aux quelques 15 000 patients en traitement chez des médecins généralistes, nul dispositif d’aide sociale ou de soins psychiatriques n’a été mis en place.  Seule parade, puisqu’il n’est pas question de mobiliser de nouveaux moyens, limiter le nombre de patients en traitement. Ou encore exclure du soin ceux qui exigent la plus grande mobilisation. Ces deux solutions, apparemment économiques, ont été jusqu’à présent celles qui ont été retenues.

Une question est centrale : souhaite-t-on ou non offrir soin et prévention au plus grand nombre ? Pendant toutes les années quatre-vingt, la réponse a été clairement non. Elle a été consensuelle, des  spécialistes en toxicomanie aux professionnels de la répression. Pour les premiers, le danger principal réside dans la médicalisation de la toxicomanie, considéré comme outil de controle des toxicomanes.  Tel a été du reste un des objectifs assignés au développement des programmes méthadone américains au début des années soixante-dix. Grande a été la déception : la méthadone ne peut prétendre à contrôler les toxicomanes, ceux qui le souhaitent poursuivent leur intoxication, usent de mensonges s’il le faut et finissent par abandonner les programmes lorsque les contraintes leur sont inacceptables. La toute-puissance médicale est un leurre, ne serait-ce que parce qu’elle est en concurrence avec le marché. Tout au plus le traitement peut-il soulager ceux qui le souhaitent. Ces derniers d’ailleurs ne représentent qu’une partie des usagers d’héroïne, qu’on peut évaluer de 30 à 40 %, sur la base de l’expérience hollandaise ou suisse où les traitements sont accessibles à tous ceux qui le souhaitent. L’ambition de protéger la liberté des usagers de drogue contre la toute-puissance médicale est certes louable, encore convient-il de leur laisser la liberté d’entrer en traitement s’ils le jugent nécessaire.

La dénonciation du contrôle social n’est certainement pas la raison principale de notre refus d’une offre de soin la plus large possible. Ce qui est en cause, c’est la définition même de soin, qui  » doit être, nous dit le préfet Broussard, en priorité réservé à ceux qui veulent s’en sortir ». Dans cette optique, les difficultés de l’accès aux soins n’ont rien de scandaleux : le soin se mérite, au toxicomane d’apporter les preuves de sa motivation. Le raisonnement peut se tenir lorsqu’il s’agit de traiter des délinquants. Il n’est pas admissible en France pour des malades. Le traitement du sida, des septicémies, des hépatites ou de la tuberculose n’est pas une récompense réservée aux plus méritants. Ces pathologies somatiques nous ont imposé de traiter autrement les usagers de drogue. La demande de soin des usagers de drogue peut être ambivalente, mais, y compris dans l’ambivalence, l’entrée dans le système de soin est souhaitable, pour eux comme pour la société toute entière.

Il n’est plus admissible aujourd’hui de limiter le nombre des patients en traitement.  Il ne s’agit pas d’évacuer pour autant les deux questions clé  du débat, celle du contrôle social et celle du statut légal du produit. Ces questions se posent, y compris très concrètement. Elles doivent borner la pratique médicale, non l’interdire. Au quotidien, le praticien doit négocier avec son patient les contrôles qui participent du traitement; il lui faut mettre de sérieuses balises, s’il veut échapper au piège de la toute-puissance. Comme le toxicomane, le praticien doit sortir du tout ou rien. Le partage des pouvoirs entre ce qui relève du médical et ce qui relève du sociétal est un autre pas à franchir. Comme le rappèle le Dr Carpentier, cette négocation permanente est le propre de toute pratique médicale « car le médecin ne guérit pas, c’est le patient qui guérit avec l’aide du médecin » (21) mais dans le domaine de la toxicomanie, l’alliance avec le patient est constitutive du traitement lui-même.

Autre tentation : s’ériger en loi. Le médecin offre un accès aux soins, non à des drogues illicites. Et il ne s’agit pas ici de produit mais de type d’utilisation. Y compris la prescription d’héroïne peut se faire dans une logique de soin. Même à bas niveau d’exigence, une prescription  ouvre à une logique médicale et tous les usagers de drogue n’acceptent pas de faire entrer en tiers les professionnels du soin dans leur relation à l’usage. Il appartient au médecin de définir clairement l’objet de son intervention et de construire avec son patient une alliance thérapeutique, si ambivalente que puisse être la demande. La prescription médicale se confronte au quotidien au cadre prohibitionniste, elle contribuera peut-être à construire autrement le débat sur la loi mais elle ne pourra régler la question de l’usage des drogues. Contentons-nous pour le moment de traiter ceux qui nécessitent des soins et qui les demandent.

Il y a dans cette salle une majorité de soignants qui entendent faire leur métier. Les professionnels de santé, médecins, pharmaciens, ont affirmé leur responsabilité dans le soin aux toxicomanes; ce qui ne signifie pas pour autant que l’usage de drogues ni même la toxicomanie relèvent exclusivement du médical. Aujourd’hui, les principales difficultés aux quelles se heurtent les praticiens sont le plus souvent d’ordre social; s’y ateler implique de construire une réelle alliance entre médical et social. Au-delà des professionnels, l’avenir des traitements de substitution dépend aussi des principaux intéressés, des usagers eux-mêmes. Les usagers de drogue ont un rôle déterminant si nous voulons que cette phase d’expérimentation sociale remplissent ses objectifs d’amélioration de la santé  mais aussi participe à terme d’une meilleure gestion des opiacés. Il ne suffit pas de faire pour les usagers de drogues, il faut aussi faire avec eux.

Notes

(1) BACHMANN C., COPPEL A., Le dragon domestique, 1989, Albin Michel, réed. La drogue dans le monde, Poins Seuil, 1991.
(2) LEWIS D., SENAY E., « La situation actuelle des Etats-Unis en matière de traitement médical aux Etats-unis », in La prescription de stupéfiants sous contrôle médical, sous la direction de RIHS-MIDDELS M., CLERC J. et STAMM R., Edition médecine et hygiène, Genève, 1995.
(3) Pour un compte-rendu en français des résultats de ces différentes études, voir LERT F., FOMBONNE E., La Toxicomanie, Vers une évaluation de ses traitements,  INSERM, La Documentation française, 1989.
(4) STRANG J., GOSSOP M., Heroin Addiction and Drug Policy, The British System, Oxford University Press, Oxford, New York, Tokio, 1994.
(5) HEATHER N., WODACK A., NADELMANN E., O’HARE P., (Ed) Psychoactive Drugs and Harm Reduction, From Faith to Science, Whurr Publisher, Londres, 1993.
(6) BRETTLE R.P., « HIV and Harm Réduction for Injecting Users », AIDS 5 1925-1936, 1991.
(7) D’AUNNO T., VAUGHN T., « Variation in Methadone Treatment Practices, Results from a National Survey », JAMA Jan. 8, vol. 267 n°2, 1992.
(8) BALL J., ROSS A., The Effectiveness of Methadone Maintenance Treattment, Sringer-Verlag, New York, 1991.
(9) PARRINO M. W., Traitement à la méthadone, Fondation Phenix, Ed. Médecine et Hygiène, 1994.
(10) YANCOVITZ S.R.T., DESJARLAIS D.C., PESKOE PEYSER N., DREW E., FRIEDMAN P., TRIGG H.L., ROBINSON J.W., « A randomized trial of an interim methadone clinic », AM J Public Health, 1991, 81, 1185-91.
(11) ARNDT I.O., WOODY G., O’BRIEN C.,  » Traitement de substitution et services psycho-sociaux », in La prescription de stupéfiants sous contrôle médical, op. cit.
(12) McLELLAN A.T., WOODY G.E., LUBORSKY L. , GROEHL L., « Is counselor an « Active Ingredient » in substance abuse rehabilitation ? An examination of treatment success among four counselors », J. Nerv. Men. Dis. 176 433-430, 1988.
(13) ROUNSAVILLE B.J.,  KOSTEN T.R., WEISSMAN M.M., KLEBER H.D., « Prognostic significance of psychopathology in treated opiate addict, a two year follow-up study », Archives of General Psychiatry, 39 1982, 161-166.
(14) MINO A., « Les maintenances à la méthadone », l’Information psychiatrique, n°3 mars, 237-246, 1993. L’étude citée est celle de WOODY G.  McLELLAN A.T., WOODY G.E., LUBORSKY L., O’BRIEN C. « Psychotherapy for opiate addicts. Does it help ? » Arch. of General Psychiatry, 40 1985 b, 1081-86.
(15) BUNING E., CRAMER T., La méthadone, L’expérience néelandaise, Decembre 1994, Document ronéotypé, GG GD, Amsterdam, Ministère VWS Postbus 5406. 2280 Rijswijk, Pays Bas;
(16)  pays
(17) COPPEL A., « Histoire naturelle de la toxicomanie et réduction des risques », Neuro-psy, vol. 11 N°1, Janv. 1996.
(18)  Rapport de réflexion sur la drogue et la toxicomanie, sous la présience du Prof. Henrion, Paris la Documentation française, 1995.
(19)COPPEL A., « Toxicomanie, sida et réduction des risques », in Vivre avec les drogues, Communication n°62, 1996/Seuil.
(20) LECOMTE D., HATTON F., MICHEL E. LE TOULLEC A.,  « Décès par usage de stupéfiants en Ile de France », BEH n°35, 1994.
(21) CHARPAK Y. NORY F., « La prise en charge des patients héroïnomanes par les médecins généralistes » Rev. Epid. et Santé Publique, 1994.
(22) CARPENTIER J. et al., « Le repère du toxicomane »,  Le Monde, 9 sept. 1992.
(23) CARPENTIER J., La toxicomanie en médecine générale, Ellipse, Paris, 1994.

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