- Auteur.e.s :
- Anne Coppel
Audition d’Anne COPPEL
Introduction
Construire un consensus sur la définition de la RDRD, tel est l’objectif assigné à l’Audition publique organisée par la Fédération Française d’Addictologie, objectif associé d’une part aux pratiques professionnelles qui en découlent et d’autre part à la reconnaissance de la place des usagers dans la communauté sociale française. La RDRD est aujourd’hui un concept commun à toutes les addictions, mais la politique de RDR a été mise en place pour surmonter le caractère d’exception des drogues illicites. Les controverses sur les concepts et la politique de RDR sont directement liées au débat sur la politique en matière de drogues. Aussi est-ce essentiellement sous cet angle que nous avons choisi de traiter les principes et les pratiques. Il n’a pas été évident de définir la RDRD ou RDR, pour reprendre la formulation initiale, parce qu’avant de devenir une politique, la RDRD a d’abord été un ensemble de pratiques développées de façon empirique sur le terrain. Acteurs de terrain, responsables administratifs et politiques, chercheurs se sont successivement attelés à cette tâche dont la première difficulté a été de passer des pratiques à leur conceptualisation. La difficulté théorique était redoublée par la diversité des premiers acteurs de terrain. Militants de la lutte contre le sida, humanitaires, médecins généralistes et psychiatres, professionnels du soin aux usagers de drogues, chercheurs et journalistes, usagers de drogue réunis dans des associations, chacun de ces acteurs avait ses objectifs propres. Il faut rendre hommage aux experts britanniques qui dès 1986 ont regroupé ces pratiques très diverses et les ont inscrit dans le champ de la santé publique avec le concept de réduction des conséquences nocives liées à l’usage de drogues illicites (harm reduction of drug use), ce qui comprend à la fois les risques et les dommages. RDR était une traduction inexacte du concept anglais, elle a pourtant été reprise par les acteurs français malgré ses ambiguïtés sur la nature du risque en question (1). Les premiers acteurs ne se sont pas réunis sur un concept, ils se sont réunis parce qu’ils ont fait le choix de rechercher les réponses aux problèmes avec « les personnes directement concernées », c’est à dire ici, les usagers qui n’avaient pas renoncé à consommer des drogues. Le partenariat s’est construit avec ASUD, l’association qui les regroupait en dépit du statut pénal de l’usage. L’association refusait de s’enfermer dans l’alternative « malade ou délinquant », si bien que la place des usagers dans la société a été directement ou indirectement au cœur des controverses suscitées par les premières expérimentations et la politique de santé publique. En France comme au niveau international, il aura fallu la menace du sida, maladie mortelle et contagieuse pour que les pratiques de RDRD acquièrent un statut légal dans le cadre de politiques de santé publique. Au niveau international, ces politiques sont désormais recommandées par les organismes officiels dans le champ de la santé avec l’OMS et l’ONU-Sida, ainsi qu’à l’ONUDC, organisme chargé de la lutte contre le crime et les drogues (2) Aujourd’hui, les politiques de RDRD ont profondément modifié l’ensemble des stratégies de santé concernant l’usage de drogues licites et illicites en Europe comme le constate un guideline de l’OEDT une publication à laquelle ce travail se réfère (3). La France a également mis en cohérence l’ensemble des politiques menées dans le champ des addictions, ce dont rendent compte plusieurs publications. Je me réfèrerai en particulier à deux publications récentes sur la RDRD (4). La mise en cohérence de la politiques de santé avec la politique de lutte contre les drogues fait toujours l’objet de controverses qui ont rendu nécessaire la recherche d’un consensus d’abord entre les acteurs de santé puis avec les instances officielles chargées de l’élaboration et de la mise en œuvre des politiques publiques. Il a fallu construire un consensus à l’Assemblée Nationale pour aboutir à la loi de santé publique de 2004 qui a donné un statut légal à la politique dite de RDR. La controverse publique n’a pas cessé pour autant si bien qu’en 2010, le ministère de la Santé et des Sports a chargé l’INSERM d’une expertise sur le risque infectieux chez les usagers de drogues. L‘expertise collective a abouti à un consensus des chercheurs si bien que, à la différence du rocher de Sisyphe, il y a bien des acquis d’un débat à l’autre (5). Nous partirons de ces travaux pour dégager les principes au fondement des stratégies et politiques de RDRD. Nous aborderons ensuite la question des pratiques professionnelles dans le champ des addictions pour aboutir aux objectifs généraux en retenant particulièrement ceux qui, selon nous, répondent aux tâches de l’heure dans le champ des addictions.
Les premiers de ces droits sont le droit de vivre et le droit à la santé et ce droit comprend le droit au contrôle de sa santé. Même s’il poursuit sa consommation de drogues, l’usager doit pouvoir protéger sa santé, il doit avoir accès à l’information, aux outils de prévention et aux services de santé. La lutte contre le sida a promu une nouvelle conception de la santé publique qui associe le droit à la santé et la reconnaissance de tous les droits de l’homme et c’est désormais un principe général des politiques de santé publique reconnu par l’OMS : « La réalisation du droit à la santé est étroitement liée à la réalisation des autres droits de l’homme, notamment le droit à l’alimentation, au logement, au travail, à l’éducation, à la non-discrimination, à l’accès à l’information et à la participation » (12). La reconnaissance des droits implique de lutter contre les inégalités de santé et pour l’accès aux droits sociaux. Au-delà du droit, elle exige de lutter contre les discriminations et la stigmatisation qui justifient l’exclusion sociale et l’exclusion des services. Les usagers de drogue étaient exclus des services de droit commun dès qu’ils étaient identifiés. L’exclusion est redoublée pour les usagers appartenant à des groupes vulnérable, usagers souffrant de troubles mentaux, prostituées, minorités ethniques, plus souvent exclus de l’hébergement social. La cure de désintoxication était devenue un préalable au traitement des pathologies somatiques, la très grande majorité des médecins et des services hospitaliers se contentant d’orienter les toxicomanes dans les services de soins spécialisés. Même les services d’urgence hospitalière les refusaient au prétexte que « ’il n’y a pas d’urgence en toxicomanie ». La terrible mortalité des usagers d’héroïne jusqu’à la RDR est en partie due à cette exclusion. La violation des droits de l’homme dans les politiques de drogues (13) a fait l’objet d’un rapport de la commission des droits humains de l’ONU (14). S’il n’y a pas en France de traitements obligatoires ni de condamnations à mort, il est aujourd’hui avéré que la criminalisation de l’usage a des conséquences néfastes et qu’elle entre en contradiction avec les droits humains. Aussi, les experts réunis lors de la 18ème Conférence internationale VIH/sida ont appelé les gouvernements et organisations internationales « à décriminaliser les utilisateurs de drogues et à prendre en compte les acquis scientifiques dans les politiques de drogues » (15). L’OMS, l’ONU-sida et l’ONUDC ont d’abord recommandé ensemble la mise en œuvre des politiques de RDRD (16), puis, outre l’OMS, l’ONUDC a rappelé à son tour la nécessité de respecter les droits humains dans la lutte contre la drogue et le crime, des droits qui selon la chartre de l’ONU sur les Droits universels l’emporte sur toute autre considération (17).
1.3. Des principes communs à toute politiques de santé, appliqués au champ des addictions
Avec la distribution de seringues, la prescription médicale d’opiacés de substitution, le soutien aux associations d’auto-support des usagers, premiers outils de la RDR auxquels il faut ajouter depuis 2015, l’expérimentation de salles de consommation, cette politique de santé publique est apparue comme une politique d’exception. C’est ignorer que la RDR obéit aux mêmes principes que toutes les politiques de santé publique et qu’à ce titre, elle s’applique aux psychotropes légaux. Le concept de RDRD n’était pas explicite pour les psychotropes licites, il n’en est pas moins le principe auquel se soumettent les politiques de prévention en prenant acte des consommations avec des réglementations qui doivent en limiter les risques et dommages. La santé publique n’est pas toute puissante et les réglementations sont le produit d’une négociation en fonction de l’histoire et des intérêts en jeu, comme le montre l’histoire du tabac (18). Si les experts de la santé publique voudraient obtenir que la société renonce au tabac, pour l’alcool, il est entendu que les Français n‘y renonceront pas, aussi la prévention répond à un objectif de modération. Quoi qu’il en soit, les politiques de santé protègent autant que possible le consommateur avec leurs outils, la réglementation, l’information du consommateur, l’éducation sanitaire et la promotion de la santé. Appliquer ces outils aux drogues illicites impliquait de construire des stratégies spécifiques pour surmonter le caractère d’exception dû au statut législatif des drogues illégales (19). Encore a-t-il fallu se fixer comme objectif la protection de la santé des usagers de drogues. En France, le dispositif législatif mis en place par la loi de 1970 relève du code de la santé publique, mais son objectif exclusif est de protéger la population générale en excluant toute possibilité d’accès à ces substances stupéfiantes. La sanction pénale de l’usage, la prévention primaire et le traitement limité à la cure de désintoxication concourent à cet objectif général. La protection de la santé des usagers injecteurs s’est imposée comme objectif sous la menace du sida, maladie contagieuse Mais la santé publique n’a pas été invoquée en vain. La démarche de santé publique s’est développée en suivant sa logique propre : il a fallu tout revoir, développer les recherches épidémiologiques pour un diagnostic de la situation et pour évaluer les résultats des actions, développer les recherches scientifiques, pharmacologie, neurosciences et sciences cognitives pour évaluer les RDRD selon les produits psychoactifs licites et illicites (20). Les recherches sociologiques et anthropologiques ont été sollicitées pour étudier les usages et les prises de risques dans leur contexte. Il a fallu aussi redéfinir les concepts qui fondent la prévention et le soin, et repenser les objectifs et les pratiques professionnelles pour mettre en cohérence les différentes stratégies d’intervention. Il a fallu, enfin, mobiliser les acquis scientifiques des recherches fondamentales pour aboutir à l’addictologie. Cette Audition publique prend acte de ce changement de paradigme. Nombre des acquis de la RDRD font désormais consensus dans le champ de la santé.
Une priorité de santé a joué un rôle-clé dans la prise de conscience du nécessaire changement de paradigme : « Le sida est un danger plus grand pour la santé publique et individuelle que l’usage de drogues» (21). Une fois énoncée, cette priorité est devenue incontestable, mais elle bouleversait à la fois les croyances et les pratiques dans le soin et elle n’a pas manqué de susciter nombre de controverses en France. Allait-t-on renoncer à « guérir les toxicomanes » sous la menace du sida ? La puissance de la priorité de santé tient au rappel d’une évidence que les approches essentiellement psychothérapeutiques avait négligée: tout dépendant qu’il soit, l’usager de drogue est un être humain, un patient comme les autres pour les médecins. Il a un corps et ce corps est menacé d’une maladie mortelle. Les priorités de santé publique reposent en principe sur les indicateurs quantitatifs de mortalité et morbidité. A condition que les études soient menées. Le suivi épidémiologique de la mortalité sida a été immédiatement mis en place, mais pour les drogues illicites, on ne disposait que d’un seul indicateur, les overdoses sur la voie publique comptabilisées par les services de police. Malgré la sous-évaluation de cet indicateur, en 1993, la toxicomanie était devenue la 1ère cause de mortalité des 18-34 ans en Ile de France avec deux indicateurs, les OD et la mortalité liée au sida (22). Ces indicateurs ont contribué à la prise de conscience de la gravité de la situation. Face au sida, l’OMS recommandait déjà un accès large aux seringues stériles. ce qui, en bonne logique, aurait exigé la dépénalisation de l’usage. Aussi Simone Veil, ministre de la santé, a-t-elle chargé une commission d’évaluer la loi de 1970 et de recommander les changements nécessaires. La commission Henrion n’est pas parvenue à un consensus sur la dépénalisation de l’usage, mais son diagnostic est sans appel : « La politique de lutte contre la toxicomanie, fondée sur l’idée selon laquelle il ne faut rien faire pour faciliter la vie des toxicomanes, a provoqué des catastrophes sanitaires et sociales. Il est urgent de rompre avec cette logique de l’exclusion » (23). Sous la menace du sida, Simone Veil a obtenu de son gouvernement la possibilité de mettre en place le dispositif RDR à la condition sine qua non que ce dispositif s’ajoute à l’existant sans le modifier. Accepter l’usage de drogues en distribuant des seringues devait conserver son caractère d’exception en limitant le dispositif aux risques infectieux. Dans cette logique, l’offre de service devait se limiter aux injecteurs, mais d’entrée de jeu, la logique de santé publique exigeait d’élargir l’offre à d’autres populations, ne serait-ce que pour prévenir l’injection. Les priorités retenues par le dispositif expérimental RDR sont :
1.5. La promotion de la santé et la participation communautaire
Dans la RDRD, comme dans la lutte contre le sida, la promotion de la santé est une référence majeure. Définie par l’OMS dans la chartre d’Ottawa, la promotion de la santé est un processus qui vise à donner aux populations les moyens de maîtriser leur propre santé. Les stratégies de RDR sont un cas d’école dans la mesure où c’est une des rares politiques de santé en France à avoir mis en œuvre le principe de promotion de la santé et de participation communautaire : Il appartient à l’usager de protéger sa propre santé, mais la responsabilité n’est pas seulement individuelle, elle est aussi collective, ce qui associe tous les acteurs concernés. La participation est dite communautaire dans la terminologie anglo-saxonne, un terme suspect de « communautarisme » en France, mais le développement des associations réunissant les personnes concernées fait que le terme « communautaire » devient plus habituel. Cette approche repose sur le constat que nous sommes des êtres sociaux, nous appartenons à des groupes sociaux (âge, sexe, profession, famille etc. ), qui définissent notre identité sociale, tandis que l’identité personnelle se construit sur des appartenances que nous choisissons ou que nous acceptons. Les aptitudes et les compétences sont des ressources individuelles, mais plus un individu appartient à des groupes minoritaires en butte aux discriminations, plus il lui est difficile de mobiliser ses ressources propres. Aussi la participation communautaire s’est-elle d’abord développée dans les pays du Tiers-monde et dans les populations les plus vulnérables. En France, elle se heurte à un système de santé où le traitement prévaut sur la prévention (29). L’évolution du système de santé passe par le développement de la participation de toutes les personnes concernées. Dans la définition de l’OMS, la responsabilité centrale de la promotion de la santé repose sur les décideurs politiques, chargés de l’élaboration des politiques et de leur mise en œuvre. Dans la politique de RDR, le ministère de la santé a joué son rôle, il a agi sur les déterminants de la santé par des réglementations adaptées, a apporté un soutien au développement des réseaux Ville-hôpital, a développé les expérimentations, la recherche et l’évaluation. Cette politique nationale a été relayée par les services administratifs, les DDASS. Le ministère de la santé a ainsi contribué à créer un environnement favorable dans son champ d’intervention. Toutefois, la mise en place du dispositif au nom de l’autorité médicale n’a pas associé les collectivités locales qui ont souvent découvert ces dispositifs en cours de route. Leur soutien a été inégal selon les sites. Quelques élus locaux n’en ont pas moins contribué à cette mobilisation communautaire et leur soutien s’est révélé décisif dans la réussite des actions locales (30).
- des acteurs de la société civile ont été mobilisés avec les associations, lutte contre le sida, humanitaire et lutte contre les exclusions (31)
- des médecins généralistes ont sollicité leurs collègues, et travaillé en réseaux avec des pharmaciens, des médecins hospitaliers (32)
- des usagers de drogue réunis dans les associations ont diffusé l’information et favorisé l’appropriation des comportements de RDRD (33)
Chacun a apporté sa contribution propre, les travailleurs sociaux en sollicitant les services, les spécialistes en ouvrant le débat dans le champ des addictions, les chercheurs en sollicitant des champs de recherche comme la santé publique ou les neurosciences que l’approche traditionnelle de la toxicomanie ignorait, sans oublier les journalistes qui ont relayé l’information. La mobilisation communautaire tient en partie à l’urgence de la situation, en partie aux résistances au changement. Elle tient aussi à l’influence internationale et plus précisément anglo-saxonne, mais il n’a pas été évident de solliciter leur expertise. Il nous aura fallu surmonter nos préjugés, dont, par exemple, nos réticences à l’approche communautaire. Le changement de nos croyances est passé par un changement des pratiques (34). Il nous reste en France à nous approprier la démarche participative dans les pratiques quotidiennes, au-delà des situations d’urgence. Aujourd’hui, la participation des usagers des services est requise, elle doit contribuer à un processus de démocratisation des services de santé, avec un soutien aux associations de malades et d’usagers des services dont l’ambition est de redonner au citoyen un pouvoir dans les décisions qui le concernent (35).
1.6. Une offre de services adaptés aux prises de risque
Face à l’épidémie de sida chez les injecteurs, les experts britanniques ont, dés 1985, développé les premières recherches épidémiologiques avec une question : quelle était l’ampleur de l’épidémie du sida dans la population des usagers injecteurs ? La prévalence nationale des usagers injecteurs était de 10%, mais la comparaison des résultats par région montrait des différences importantes selon les sites. A Édimbourg, entre 45 et 55% des injecteurs étaient contaminés. Curieusement, la ville voisine de Glasgow obtenait un taux de 10% comparable au taux national. La différence déterminante tenait à l’accès aux seringues que les pharmaciens de la ville d’Édimbourg avaient refusé de vendre aux usagers d’héroïne depuis le début des années 80. Autre résultat particulier, la ville de Liverpool obtenait un taux de prévalence particulièrement bas de 1% des usagers injecteurs de drogues. Cette fois, la spécificité de la ville était d’avoir maintenu un accès large au traitement de maintenance par la méthadone dans la tradition britannique, au contraire des recommandations officielles, qui, en 1982, avaient privilégie les objectifs de désintoxication (36).
- La diversification de l’accès aux seringues stériles : outre la vente en pharmacie, avec le soutien de réseaux de professionnels de santé, les PES font partie des premiers programmes expérimentés. Les seringues sont également accessibles dans les services de première ligne, dans les services de santé, dans de nombreuses associations, dans les évènements festifs. Les automates complètent le dispositif. La diversification des kits de prévention répond à la diversité des produits injectés.
- Le développement des TSO : les TSO jouent un rôle majeur dans l’amélioration de la santé et l’accès aux soins, si bien que les experts internationaux en recommandent le développement et la diversification. Avec la prescription en médecine de ville, la grande majorité des usagers dépendants d’un opiacé ont pu avoir accès à ces traitements, ce qui fait des TSO la principale des réponses de RDRD.
– Les accueils ou services à bas niveau d’exigence : destinés aux usagers en grande exclusion, ces accueils sont dits à bas niveau d’exigence avec accueil inconditionnel ou du moins avec pour seules conditions le respect des équipes et des autre usagers et l’interdit de consommer sur place et de dealer. Avec la création des CAARUD, ces accueils sont désormais intégrés dans le champ médico-social, ce qui doit favoriser l’accès aux soins, traitement de la dépendance et plus généralement services de santé ainsi que l’accès aux services sociaux. La couverture est désormais nationale, avec toutefois des inégalités territoriales. La diversification des outils et des services s’est accompagnée d’un développement remarquable des recherches tant au niveau international qu’au niveau national. L’OFDT a été chargé de la mise en place d’un dispositif épidémiologique avec un recueil régulier des données. Les approches quantitatives sont privilégiées parce qu’elles sont nécessaires à l’élaboration des politiques publiques, elles permettent une comparaison nationale, européenne et internationale des résultats et enfin, elles ont été en mesure d’apporter les preuves de l’efficacité des stratégies et politiques de RDRD avec des méthodologies validées par l’OMS. La domination des chiffres dans le débat public laisse peu de place aux approches qualitatives qui étaient de tradition dans les premières recherches de terrain, avec la sociologie de la déviance et les méthodologies ethnographiques de l’école de Chicago. Or ces approches restent indispensables pour atteindre des usagers hors institution, pour connaître précisément la diversité des pratiques d’usage et en comprendre la signification (39). Ces approches qualitatives exigent de nouer des alliances avec les groupes sociaux qu’elles étudient. Elles font souvent appel à des médiateurs dont l’expertise n’est pas seulement issue de leur expérience personnelle mais de la confrontation des différentes expériences individuelles de l’usage de drogues dans leur contexte De plus, au sein de leurs associations, les usagers ont confronté leur expérience avec les connaissances scientifiques (40) Les recherche-action, souvent à l’origine des expérimentations, ont sollicité leur expertise. Le dispositif TREND de l’ODFT fait appel à ces médiateurs pour le recueil de l’information sur les nouvelles tendances dans la consommation de produits psychoactifs.
1.7. L’exigence de résultats et l’évaluation
L’exigence de résultats est en partie due à la menace du sida, à la recherche des réponses les plus efficaces possibles, elle est aussi due à la contradiction entre la protection de la santé des usagers de drogues et l’objectif d’éradication des drogues des politiques de lutte contre les drogues. Les actions de RDRD ne pouvaient être acceptables et devenir une politique publique si elles n’avaient pas fait la preuve de leur efficacité. Toutes les actions, et surtout les plus expérimentales comme les PES, ont été soumises à des évaluations systématiques en fonction de leurs objectifs propres de RDRD. Elles ont également du démontrer qu’elles n’étaient pas incitatives et n’augmentaient pas le nombre d’injecteurs. Les évaluations ont été également très nombreuses sur le traitement par la méthadone. Ce traitement a suscité de nombreuses controverses et il n’y avait pas de consensus sur leurs résultats. Les méthodologies de l’évaluation ont été standardisées par l’OMS, si bien qu’à la fin des années 80, la baisse de la consommation de l’héroïne et de l’injection, et plus globalement l’amélioration de la santé des patients et de leur insertion sociale ne faisaient plus de doute. Aussi dès 1989, l’OMS en recommandait le développement. Le déficit de culture de santé publique dans le champ des addictions a été un obstacle majeur au développement des stratégies de RDRD (41). Les spécialistes en toxicomanie ignoraient les études internationales et ce n’est pas un hasard si les premières expérimentations ont été menées par AIDES et MDM, deux associations en lien étroit avec les experts internationaux. Les recommandations de l’OMS ont pesé dans la décision de Simone Veil de mettre en place le dispositif expérimental, dispositif qui a été associé à une évaluation nationale. L’Institut de Veille Sanitaire a été chargé de l’évaluation, et les résultats ont été rendus public en 2000 : entre 1994 et 1999, trois indicateurs rendent compte de l’amélioration de la santé des usagers injecteurs : la baisse de 70% des OD mortelles, la baisse de l’incidence du sida due à l’injection, associée aux études attestant des changements de comportement des injecteurs et la baisse des interpellations pour usage et usage-revente d’héroïne, considérée dans l’évaluation comme une baisse de la consommation d’héroïne (42). A minima, la baisse des interpellations témoigne d’une la baisse de délinquance, mais ce résultat n’a pas été étudié.
Fonder la réforme des politiques de drogues sur des faits, cette exigence fait désormais le consensus des experts internationaux que ce soit dans le champ de la santé avec l’OMS et l’ONU- Sida ou dans la lutte contre les drogues et la criminalité avec l’ONUDC. L’ONUDC pour sa part rappelle que le contrôle international des drogues a pour première mission la protection de la santé (51). Ce rappel n’a rien d’anodin. Il implique de réorienter les politiques de lutte contre les drogues, dont l’échec est aujourd’hui constaté par le secrétariat de l’OMS : « les politiques internationales de lutte contre les drogues ont jusqu’à présent accordé la priorité au renforcement des politiques répressives et à la lutte contre le trafic, ce qui a pu aboutir dans certains pays à des violations des droits de l’homme, à des discriminations, en contribuant à la violence des organisations criminelles, et qui a fait obstacle à l’accès aux outils de prévention et aux traitements dont les gens peuvent avoir besoin. Aussi faut-il réorienter les politiques nationales pour donner toute leur place aux stratégies de prévention, qui doivent être fondées sur des preuves (evidence-based), en donnant la priorité à la santé publique (public health oriented), en fonction des populations, avec des mesures équitables, dans le respect des droits humains (people centred and équitable perspective, focused on human rights) » (52). Un premier constat est à l’origine de ce retournement : les usagers de drogues existent, et les politiques de santé doivent en prendre acte. Non seulement, il n’y a pas de société sans drogues, mais jamais dans l’histoire de l’humanité, les psychotropes licites et illicites n’ont été aussi nombreux et accessibles. « Le nombre et la puissance des drogues disponibles augmentent de façon exponentielle » constate l’historien David Courtwright qui fait de « la révolution psychoactive » une des caractéristiques du monde moderne (53). La diffusion internationale des produits psychoactifs licites et illicites est aujourd’hui un problème de santé publique majeur. La RDRD est désormais un paradigme commun aux drogues psycho-actives licites et illicites et le principe de politiques de santé publique fondées sur des preuves doit s’appliquer aux politiques de drogues.
2. Les pratiques professionnelles dans le champ des addictions
Les pratiques professionnelles se sont révélées déterminantes dans la RDRD : elles sont à l’origine des expérimentations et du développement des actions, elles en déterminent la réussite. L’évaluation nationale de la politique a mis en relation l’accès aux outils, seringues stériles et médicaments de substitution avec les bons résultats, mais cette approche quantitative ignore les acteurs : l’efficacité des outils tient à la façon dont les acteurs s’en saisissent. Dans les métiers qui mettent en jeu les relations humaines, les pratiques professionnelles sont difficiles à évaluer, elles sollicitent des compétences multiples dont la complexité échappe aux recherches quantitatives, et que l’on préfère attribuer aux seules qualités personnelles. La dimension relationnelle est généralement « passée sous silence dans les professions prestigieuses », et trop souvent réservée aux « métiers de services féminins peu qualifiés » dans la sociologie du travail (57). Nous savons tous par expérience l’importance de la qualité de services et nous recherchons pour nous-mêmes ou nos proches, les bons praticiens, les bons psychothérapeutes, les bons conseillers. Au-delà de l’expérience, quelques recherches en ont fait la démonstration. Il aura fallu que les chercheurs s’attachent à « la boite noire » du traitement méthadone, c’est à dire aux façons de faire des praticiens qui n’avaient jamais été étudiés, pour comprendre pourquoi certains programmes obtenaient de meilleurs résultats que d’autres : la recherche démontrer que le profil des patients est moins déterminant que les bonnes pratiques professionnelles (58). De même, alors que la majorité des PES obtient une baisse des comportements à risques, les mauvais résultats obtenus dans deux programmes canadiens ont été expliqués par la méconnaissance des prises de risques dans leur contexte (59). Des recherches validées sur les actions RDR démontrent qu’elles ne sont pas incitatives en elles-mêmes, mais des pratiques inadéquates peuvent l’être. Les anglo-saxons multiplient les guides de bonnes pratiques et nous nous efforcerons de suivre leur exemple mais nous avons tendance à valoriser les savoirs au détriment des savoir-faire (60). Il faut reconnaître que les pratiques professionnelles sont peu évaluées et que la qualité des interventions n’est pas prise en compte dans les résultats. Les meilleurs programmes de RDRD adoptent une démarche de santé communautaire en associant sous différentes modalités tous les acteurs, usagers de drogue, professionnels socio-sanitaires et communautés locales, mais les évaluations quantitatives ne portent que sur les résultats, sans que soient identifiés les facteurs associés aux bons résultats.
2.1. L’accueil et l’accompagnement : la construction de l’alliance
Respect de la dignité, non jugement, confidentialité, non discrimination sont les principes communs à toute relation d’aide, quel que soit le cadre de l’accueil. Reconnaître que l’usager est l’acteur de sa santé, c’est reconnaître qu’il lui appartient de choisir comment maîtriser au mieux sa santé, s’il veut ou non consommer quelles drogues psychoactives, et comment les consommer. C’est reconnaître qu’il lui appartient de choisir son mode de vie et de solliciter ou non les services socio-sanitaires. Le rôle du professionnel dans le champ des addictions est de favoriser les changements qui prennent mieux en compte les exigences de la santé et de l’insertion et que l’usager a reconnues utiles ou nécessaires. La RDRD est une stratégie de changement qui procède par petits pas. Le professionnel peut être persuadé que tant que l’usager consommera à la fois cocaïne et alcool, il ne parviendra pas à contrôler ses consommations, mais le professionnel doit se contenter de favoriser une prise de conscience de l’usager. Il faut donc avoir une connaissance aussi précise que possible des pratiques de consommation et des prises de risques pour proposer une information et des outils adaptés à la réalité de ces pratiques. Les outils de RDRD doivent être immédiatement utiles pour en favoriser l’appropriation par l’usager. Encore faut-il parvenir à un dialogue sur la réalité des prises de risques. La consommation de drogues, l’injection, le détournement des prescriptions médicales sont des pratiques interdites et stigmatisées que l’usager tient habituellement secrètes. Hors institution, le travail de proximité est confronté à cette première difficulté. Les usagers de drogue se connaissent entre eux, ils échangent des informations sur les produits et la façon de les consommer, mais ils ne voient pas à priori la nécessité d’en parler avec un professionnel. L’usager qui va dans un CAARUD ou un PES reconnaît ses pratiques d’injection, mais en parler précisément avec un professionnel reste tout aussi difficile. Or la connaissance précise des pratiques d’injection est indispensable à la prévention, en particulier du VHC. Le professionnel doit faire la preuve qu’il comprend suffisamment ce que vit l’usager pour que l’échange devienne possible. Il doit commencer par reconnaître que l’usager a ses raisons pour agir comme il le fait et adopter le point de vue de l’usager. La démarche est celle du counselling : elle est fondée sur une relation entre deux personnes qui nouent une alliance pour que celui qui est aidé parvienne à résoudre son problème ici et maintenant (61). L’accompagnateur est aux côtés de la personne, sa contribution porte sur la prise en compte des contraintes auxquelles l’usager doit faire face. L’alliance est dite thérapeutique dans le soin où soigné et soignant partagent le même objectif. Dans les services de première ligne, l’usager n’a pas de demande explicite, mais comme tout être humain, il s’efforce de vivre au mieux. L’amélioration de la qualité de vie et de la santé est l’objectif commun sur lequel l’alliance peut se construire entre l’usager des services de première ligne et le professionnel (62). L’accueil offre des services et des outils d’aide à la survie immédiatement utiles : un café, un moment de convivialité ou de repos, une seringue stérile, un préservatif, des soins infirmiers, une information sur les droits. L’accompagnement offert a pour ambition première de prendre soin de la personne ici et maintenant et si l’alliance est nouée, de proposer ensuite l’accompagnement vers les services socio-sanitaires pour une approche globale de la personne. Les usagers en grande exclusion se méfient des professionnels qui veulent leur bien en exigeant d’eux ce qu’ils ne veulent pas ou ne peuvent pas faire. Avant de nouer une alliance avec un professionnel, les personnes en grande exclusion nouent une alliance personnelle avec un être humain sensible et solidaire avec lequel un partage est possible. En prenant soin des usagers des services, les professionnels apportent la preuve qu’ils sont à leurs côtés. Prendre soin d’une personne se traduit en Anglais par « care ». La relation relève de la solidarité, elle reconnaît que nous sommes tous vulnérables, et que nous partageons, si ce n’est l’expérience de l’usage de drogues illicites, du moins une expérience de la souffrance, de la maladie, de la maltraitance dans les services (63).
La mobilisation individuelle et collective des ressources des usagers commence par la lutte contre les préjugés et la stigmatisation. Donner à l’usager les moyens de maîtriser sa santé implique de faire appel à ses aptitudes et ses capacités ou empowerment (64). L’estime de soi, la reconnaissance des compétences, la participation, la conscience de ses droits contribuent à ce processus. Dans les services, l’usager de drogue est considéré comme un être désaffilié, en rupture de tout lien social ou affectif, mais il a une famille, des proches, des compagnons, des amis. L’entraide est la première des ressources en particulier dans les situations de précarité et d’exclusion, elle est vitale pour survivre sans domicile fixe, dans les squats comme dans la rue. L’usager des services qui se présente comme isolé a conscience que ses appartenances sont stigmatisées, il craint de faire état de ses relations familiales, que ce soit pour protéger sa famille de l’intrusion de professionnels ou pour éviter de faire état de situations douloureuses ou conflictuelles. Dans le champ des addictions, les professionnels savent que par définition l’usage n’est pas pathologique, au contraire de l’abus et de la dépendance, mais les médecins, les professeurs, les postiers, les camionneurs, les parents qui parviennent à contrôler leur usage sont invisibles, ils sont contraints à la clandestinité s’ils veulent maintenir leur insertion sociale et professionnelle. Les usagers de drogues accueillis dans les services sont le plus souvent très dépendants et désocialisés, les abus sont de règle si bien que l’usager semble incarner la figure du toxicomane, menteur, manipulateur, violent ou délinquant. La mobilisation des ressources d’un usager exige d’identifier ses aptitudes et compétences personnelles acquises au cours de sa vie, ses savoir-faire techniques et relationnels, sa capacité à surmonter les épreuves plutôt que de mettre l’accent sur les déficits et les besoins. La mobilisation des ressources individuelles est nécessaire à l’accompagnement comme au soin, mais la relation duelle a ses limites. Le patient ne peut parler que de ce qu’il croit que le praticien peut entendre. Au-delà du mensonge, il ne veut pas décevoir celui qui l’aide. Il aura tendance à tenir secrètes les rechutes ou les détournements que le professionnel n’aura pas su voir ou deviner. Les intervenants en toxicomanie se sont fiés à leurs patients qui déclaraient haut et fort qu’ils ne voulaient pas de traitement de substitution, qu’ils n’avaient rien à gagner à « remplacer une drogue par une autre ». Tous n’étaient pas des menteurs, même si certains avaient déjà recours à des prescriptions médicales, mais ils partageaient le refus de la médicalisation qui faisait consensus en France jusque dans les milieux médicaux. Le changement des pratiques médicales s’est expérimenté en médecine générale dans un dialogue avec les patients. Il a d’abord fallu que les pionniers acceptent de prescrire les médicaments que leur demandaient leurs patients, alors que ces prescriptions médicales n’avaient pas de statut légal en France (66). Les militants d’ASUD ont été en mesure de recommander ces traitements après qu’ils en ont reconnu l’utilité pour eux-mêmes (67). Leurs lecteurs ont pris conscience qu’il n’y avait pas à avoir honte, que les TSO amélioraient leur vie quotidienne et leur insertion dans la société. Ils pouvaient enfin devenir des citoyens comme les autres, si ce n’est au regard de la loi, du moins à leurs propres yeux. La lutte contre les discriminations passe par des regroupements et des actions propres aux différents groupes d’appartenance (68) Les usagers de drogues illicites forment un groupe unique au regard de la loi, mais ils se sont spontanément regroupés dans des associations différentes en fonction du rapport qu’ils entretiennent avec les produits. Au-delà des consommations de drogues, les usagers appartiennent aussi à différents groupes sociaux et, dans les services, ce sont le plus souvent des groupes stigmatisés. La reconnaissance des droits, l’information, l’entraide font partie des objectifs que peuvent se donner les associations communautaires. La démarche de santé communautaire est commune aux associations issues de la lutte contre le sida, usage de drogues, prostitution, transsexualité, migrants, démarche à laquelle les pouvoirs publics ont apporté leur soutien. D’autres initiatives relèvent aussi du champ de la santé, la lutte contre les hépatites, les groupes d’entraide dans les problèmes liés à l’alcool, l’entraide mutuelle des patients souffrant de troubles mentaux, ou enfin l’entraide dans l’usage thérapeutique de cannabis, initiatives qui peuvent être ou non soutenues par les pouvoirs publics, mais qui relèvent toutes d’une logique d’empowerment et qui, à ce titre, doivent devenir des partenaires des services et des professionnels (69). Tous ces regroupements reposent sur un partage de l’expérience de vie, qui est aussi une expérience des services socio-sanitaires. Les professionnels partie prenante des actions de santé communautaire sont amenés à reconsidérer leur compréhension de ce que vivent leurs patients. Le symptôme pour le praticien peut être une solution pour l’usager. Les professionnels prennent conscience des conséquences de pratiques habituelles des services qui enferment les patients dans leur souffrance et dans l’exclusion. La participation des usagers dans les services est souhaitable, mais elle est nécessairement limitée par le cadre institutionnel. Les usagers qui refusent de se soumettre à des exigences qu’ils vivent comme humiliantes évitent les services socio-sanitaires, ceux qui n’ont pas le choix en sont dépendants. Plus les professionnels connaissent ce que vivent les usagers hors institution, et plus il sera possible de construire des relations de partenariat, nécessaires à l’évolution des services comme aux pratiques professionnelles.
Les priorités de l’action sont le produit d’une négociation entre le professionnel et l’usager. Chacun d’eux a sa définition de l’urgence. L’alliance avec l’usager implique de donner la priorité à ses propres urgences, personnelles, familiales, judiciaires, à l’exception des urgences vitales. En médecine générale, le pragmatisme est de règle : il faut commencer par traiter un abcès qui risque de s’infecter avant d’en rechercher les causes, ou de s’engager dans le traitement d’un cancer. Cette approche pragmatique doit également être de règle dans l’addiction.
2.4. Pratiques de médiation et réduction des risques pour l’environnement
La médiation est au cœur de la RDRD dans la pratique comme dans les principes de cette politique qui, au-delà de la protection santé des usagers, répond à un objectif de vivre ensemble. La médiation sociale est bien mentionnée parmi les missions des CAARUD pour « servir de relais avec les autorités locales et les riverains », mais ni les objectifs, ni les moyens ne sont précisés (circulaire du 2 janvier 2006). Le dispositif RDR s’est imposé au nom de l’urgence médicale sans négociation préalable, la prise en compte de la demande sociale s’est imposée a posteriori, face à la levée de bouclier suscitée par les premières boutiques. L’expérience des villes européenne est très différente : à Amsterdam, à Zurich, à Francfort, les expérimentations de RDRD sont le produit d’une négociation entre des habitants, exaspérés par les nuisances suscitées par la consommation et le trafic de rue et les exigences de la protection de la santé. Les dispositifs sont évalués en fonction des deux objectifs généraux : réduire les nuisances dues aussi bien au trafic qu’aux comportements des usagers de drogues, réduire les risques liés à l’usage de drogues. Dans nombre de villes européennes, les débats publics ont souvent été vifs, mais ils ont abouti à des choix négociés dans un débat citoyen (71). En Suisse, le développement des expérimentations est accepté par l’opinion parce qu’elle répond aux limites des premières actions. Les salles de consommation sont des réponses à la poursuite des injections dans les espaces publics après la création des PES et premiers accueils. Les prescriptions médicalisées d’héroïne ont élargi l’accès aux soins, aussi souhaitable pour la sécurité que pour la santé des usagers. Il s’agit donc d’une politique globale des drogues dont les collectivités locales européennes ont la charge dans la santé comme dans la sécurité.
2.5. Expérimentations, nouvelles pratiques et empowerment des équipes
Toutes les actions de RDR ont été expérimentées par des acteurs à la recherche de solutions aux problèmes qui se posent sur le terrain. Associations d’usagers de drogues, militants associatifs, professionnels addictologues ou non spécialistes, tous ont contribué aux initiatives en sollicitant les ressources dont ils avaient besoin, dans l’interdisciplinarité, avec le soutien de chercheurs, de cadres administratifs et de responsables politiques. En s’élargissant à l’ensemble des drogues psychoactives, les professionnels en addictologie ont été amenés à développer des pratiques de RDRD pour l’alcool, le tabac, le cannabis, avec des outils spécifiques selon les produits consommés. Il reste ensuite aux équipes à s’approprier ces premières expérimentations mais il n’y a pas de simple application des expérimentations validées. Avant de proposer un lieu d’injection sécurisé, il faut, bien sûr, commencer par s’approprier les acquis, dans l’éduction à l’injection pour la France, dans les salles de consommation étrangères, et je pense particulièrement à Genève qui a mis en place un dispositif de soutien aux professionnels dont nous devrions nous inspirer. Mais au- delà des acquis, il faut adapter l’offre de service aux réalités locales, aux pratiques à risques, aux ressources sanitaires et sociales de territoire et enfin aux communautés locales. Aussi la démarche est-elle nécessairement innovante. Les ressources institutionnelles inégales selon les territoires ne peuvent être surmontées sans un recours aux ressources sociétales en impliquant des voisins, des amis, des maîtres d’école… La démarche de santé communautaire se heurte aux logiques institutionnelles françaises, mais quand ces institutions sont défaillantes, il faut faire autrement : le bricolage, la débrouillardise, la souplesse sont de règle, on y a nécessairement recours dans les petites communautés locales où habitants professionnels et responsables politiques ont des relations personnelles. Dans un contexte de remise en cause des services sanitaires, sociaux et administratifs, la démarche de santé communautaire devient une ressource, elle est vitale dans les pays en voie développement, et c’est d’ailleurs dans ces pays que la démarche de RDR a réussi à s’introduire sur tous les continents, y compris dans les pays les plus réfractaires aux droits humains (76).
3. Objectifs et enjeux
Définir un cadre pour faire évoluer les actions de RDRD, coordonner les acteurs intervenant dans le champ des addictions, entre les CAARUD, les CSAPA et la prévention, entre le sanitaire et le social, promouvoir l’égalité d’accès aux outils de RDRD, adapter les actions aux évolutions des consommations et aux spécificités des populations, développer la recherche et les expérimentations, ces objectifs, rapidement résumés ici, font partie des recommandations aux quelles l’expertise collective de l‘INSERM a abouti. Ces recommandations en direction des pouvoirs publics valent pour les professionnels en addictologie, mais outre les objectifs généraux pour le développement de la RDRD (voir pages 13-14) et la mobilisation des équipes (voir page 22), je voudrais ici insister sur les missions propres des professionnels dans le champ des addictions :
Références et notes :
(1) J’utilise ici la formulation initiale de RDR quand je ferai référence à l’histoire et RDRD pour la conceptualisation actuelle