Médecine contre justice : le face-à-face instauré par la loi de 1970

Revue SWAPS, Analyse, n°60, 3e trimestre 2010

La loi de 1970 a institué un partenariat ambigu entre justice et santé, qui a oscillé au fil du temps entre recherche de consensus, malentendus et confiscation du débat au nom de la « guerre à la drogue ». Il s’agit aujourd’hui d’abandonner la recherche d’un illusoire consensus pour la négociation, en s’appuyant sur le développement de l’expertise de santé publique.

Inscrite dans le code de santé publique, la loi de 1970 met la justice au service de la médecine. A vrai dire, c’est un service que les experts du ministère de la Santé n’avaient pas demandé, d’autant que désormais la loi affirme « la primauté du contrôle pénal sur la consommateur illicite » (voir article de Didier Jayle dans ce numéro). Pour autant, ils ne l’ont pas contesté pour plusieurs raisons. La légitimité de la prohibition des drogues ne fait alors aucun doute. En France, ce sont des médecins, hygiénistes ou aliénistes, qui dès la fin du XIXe siècle ont demandé la protection de la loi et la loi votée en 1916 leur a donné toute satisfaction. Jusqu’à la fin des années soixante, le nombre de toxicomanes n’a cessé de décroître. Ces experts ne sont pas persuadés qu’une nouvelle menace pèse sur la santé publique, mais ils ne contestent pas la légitimité d’un gouvernement dont la priorité est de rétablir l’ordre.

Si, en Grande-Bretagne, la santé publique et la sécurité affirment chacun leurs exigences propres, en France, la loi n’est pas le produit d’une négociation, elle est censée exprimer la volonté générale et exige l’unanimité, le rappelle Alain Ehrenberg1. Les experts du ministre de la santé ne discutent pas l’invocation morale, au fondement de la loi, par contre, ils ne sont nullement convaincus que « la prison soit la bonne réponse ». Sans doute pensent-ils que la peur de la sanction peut assumer une fonction de prévention, et avec l’injonction thérapeutique, ils obtiennent que le traitement soit inscrit dans la loi, comme le recommande l’OMS. Ils exigent en outre que la demande de soin soit anonyme, protégeant ainsi l’institution médicale de toute intrusion de la justice dans le traitement. La demande volontaire est également inscrite dans la loi, même si elle va à l’encontre de l’injonction thérapeutique, anonymat et demande volontaire délimitant le territoire propre de l’institution médicale.

Olivenstein et les risques de « médicalisation »

Une question reste ouverte : quelle est la nature de la maladie ? Un des experts au moins, le Dr Olievenstein, s’inquiète déjà des risques de « médicalisation », c’est-à-dire du recours à un traitement médical qui n’est pas justifié par une maladie. Cette question est au coeur de débats intellectuels qui, au cours des années 1960, ont dénoncé l’utilisation abusive de la médecine au service de la morale avec les traitements soi-disant médicaux de la masturbation et autres perversions sexuelles ou bien au service de l’ordre public avec la psychiatrisation des opposants politiques dans les régimes communistes.

Le Dr Olievenstein n’est pas dupe : il a conscience que cette loi qui « s’appuie sur le thème de la décadence des moeurs » rappelle que « le citoyen doit se conformer à une norme civique et à défaut qu’il doit être ou puni ou soigné ». Sa hantise, c’est que des traitements soi-disant médicaux soient imposés à des jeunes hippies qui n’étaient pas des malades mais qui avaient choisi d’être des marginaux parce qu’ils qui rêvaient d’un autre monde, « peace and love ». Lorsque le Dr Olievenstein ouvre le centre Marmottan, en 1971, il se donne une mission : mettre en oeuvre une forme de prise en charge qui réponde à la demande volontaire du toxicomane et non pas à l’injonction de la justice et plus généralement à la demande sociale. Ainsi, le centre Marmottan a beau être le premier centre spécialisé qui relève de la loi de 1970, il refuse la prise en charge des injonctions thérapeutiques pour se consacrer « aux grands toxicomanes », et il en est de même des premières expérimentations. La loi de 1970 n’est pas contestée par ces nouveaux spécialistes, mais elle n’est pas appliquée. Il faudra attendre le premier séminaire de l’Abbaye, en 1976, pour que les soignants soulèvent la question de la loi, une question qui entre alors dans le débat public, tandis que l’usage de cannabis commence à se diffuser de plus en plus largement.

Le compromis du rapport Pelletier

La même année, Monique Pelletier, magistrat, est chargée d’une première évaluation de la loi de 1970. L’enquête est menée de 1976 à 1978, sous la présidence Giscard d’Estaing, dans une ambiance très différente des lendemains du mouvement de mai 68. L’urgence n’est plus de rétablir l’ordre mais de reconstruire un nouveau consensus social entre les générations, et ce consensus fait appel à l’expertise. Aussi le rapport Pelletier interroge-t-il les fondements de la loi de 1970 en sollicitant l’avis de tous les experts :

– la santé publique est-elle menacée ?
– l’incarcération des toxicomanes est-elle utile ?
– le traitement médical est-il justifié ?

Sachant que près de 9 « toxicomanes » sur 10 sont des usagers de cannabis, la réponse est sans équivoque : la santé publique n’est pas menacée, les « toxicomanes » sont plutôt des déviants que des malades, le traitement médical n’est pas justifié et l’incarcération a des conséquences néfastes. Il faut donc changer la loi. Mais, ajoute Monique Pelletier, l’opinion, mal informée, a peur de la drogue ; elle est persuadée que la loi protège du fléau. A défaut de pouvoir changer la loi dans l’immédiat, le rapport Pelletier aboutit à une circulaire qui recommande que l’usager de cannabis ne soit ni incarcéré ni médicalisé. C’est une dépénalisation de fait, avec cette différence notable que l’opinion publique n’en est pas informée.

Le rapport Pelletier peut être considéré comme le résultat d’un compromis entre une opinion conservatrice qui invoque les valeurs morales de respect de l’autorité, du travail et de la réussite et une opinion libérale qui se réclame des libertés individuelles. Aux premiers, elle reconnaît la nécessité de rassurer l’opinion en réaffirmant les valeurs qui fondent l’ordre républicain, tandis qu’elle veut garantir des pratiques judiciaires respectueuses des libertés comme le recommandent les experts.

Cet excellent rapport, dont la rigueur et le courage ont été unanimement salués, n’en a pas moins eu des graves conséquences :
– un déficit d’expertise de santé publique dans le champ des drogues ;
– un système de soin fermé sur lui-même ;
– un débat public construit sur l’alternative « laxisme ou répression ».

Un déficit d’expertise de santé publique dans le champ des drogues

« La toxicomanie n’est pas un problème de santé publique », ont répété à l’envi les spécialistes tout au long des années 1980. Et cette opinion faisait largement consensus, entre ceux qui considéraient la toxicomanie comme le symptôme d’une souffrance psychique et ceux qui la considéraient comme une délinquance. Faute d’une expertise adéquate, la diffusion de l’héroïne reste invisible pendant toutes les années 1980. Pour l’élite comme pour la grande majorité de la classe politique, la peur de « la » drogue ainsi que « le sentiment d’insécurité », également exploités par l’extrême droite, ne sont que la manifestation d’une peur populaire du changement social. Il n’est donc pas jugé utile de développer dans ce champ une expertise qui, du reste, fait défaut beaucoup plus largement.

Pendant les « trente glorieuses », les institutions sanitaires mises en place après guerre telle la sécurité sociale, la PMI et la santé scolaire semblaient suffisantes pour garantir la protection de la santé de tous. Le sida est à l’origine d’un renouveau de la santé publique dès le milieu des années 1980, mais l’expertise dans le champ des drogues peine à se développer. Lorsqu’en 1992 un rapport officiel, le rapport Padieu, est consacré à l’analyse des données, il conclut à « un usage illicite de chiffres stupéfiants » : rassurer ou faire peur, telle est la principale fonction des chiffres existants2. Il faudra attendre le rapport Henrion, en 1994-1995, pour que le diagnostic de « catastrophe sanitaire et sociale » soit posé officiellement et mobilise le développement d’une expertise spécifique.

Un système de soin fermé sur lui-même

Le Dr Olievenstein s’est voulu le garant d’un système de soin qui ne considère pas le toxicomane comme un malade mais « comme un être à préserver dans un circuit protégé pour celui qui s’est rendu trop loin dans une quête identitaire au sein d’une société hostile, productrice de robots », comme l’écrit Serge Hefez en 19943. Son article, intitulé « la fin des libertaires », s’interroge sur l’évolution paradoxale d’un système de soin qui, bien qu’il soit issu d’un idéal libertaire, est progressivement devenu d’une extrême intolérance à l’égard des drogues.

C’est que les toxicomanes des années 1980 ne sont plus de jeunes hippies, qui se sont perdus en route, après un « bad trip », ce sont des héroïnomanes. Leur demande se limite à la cure de désintoxication. La succession des cures signe l’échec d’un système de soin de plus en plus influencé par la psychanalyse et qui rejette toute autre approche, considérée comme normalisatrice.

Sont ainsi boutées hors des France les théories comportementales ou biologiques, théories anglo-saxonnes que les spécialistes français ignorent superbement. Tandis que la lutte contre le sida fait appel à la santé publique, le Dr Olievenstein craint qu’elle ne soit « le prétexte » à une médicalisation qu’il a combattue toute sa vie. Il est bien placé pour savoir que la santé publique a été instrumentalisée dans la loi de 1970 au service de l’ordre public. Aussi fait-il tout ce qui est en son pouvoir pour que toxicomanie et sida soient soigneusement séparés. Ce silence renforce l’association de la toxicomanie et de la délinquance, qui progresse dans l’opinion avec l’augmentation de la consommation d’héroïne.

Un débat public construit sur l’alternative « laxisme ou répression »

Dans la loi, le traitement a le statut d’alternative à l’incarcération, et comme pour les spécialistes eux-mêmes, il ne s’agit pas de protection de la santé, il n’a d’autre fonction que d’échapper à la sanction. Toutes les mesures de santé sont ainsi assimilées à du laxisme. C’est aussi cette interprétation qui est donnée sur les mesures de réduction des risques prises par nos voisins en Europe, expérimentées dès 1986-1987.

En France, à la même période, le débat s’ouvre à nouveau sur la question de la loi de 1970, un débat qui remet en cause le compromis obtenu par le rapport Pelletier. Ce compromis a abouti de fait à un double discours qui oppose une opinion populaire qu’il faut rassurer et une élite à laquelle le système de soin garantit le respect de « la liberté du toxicomane ». C’est le Parti socialiste qui a inauguré cette stratégie. En 1978, sur la base du rapport Pelletier, il s’engage à dépénaliser l’usage de cannabis, mais une fois au pouvoir il préfère remettre la réforme à plus tard. Du rapport Pelletier, il retient qu’il n’y a pas péril en la demeure, et se contente donc de rassurer l’opinion : il fait d’abord état des recherches de l’Inserm qui démontrent que les toxicomanes sont très peu nombreux mais rapidement, il prend conscience que la meilleure façon de rassurer l’opinion est de prendre ses peurs au sérieux, autrement dit de renforcer le cadre législatif.

Telle est la logique qui a conduit à faire de la question des drogues un tabou qui interdit le débat public, car comme l’a confié un jour le président Mitterrand, « moins on en parle, mieux on se porte, car quand on en parle, il faut hurler avec les loups ». Jusqu’au milieu des années 1980, cette politique semble faire consensus, à l’exception de l’extrême droite, qui commence à associer toxicomanie, délinquance et émigration. En 1985, les scènes ouvertes dont particulièrement l’Ilôt Chalon fait scandale et en 1986, pour la première fois, le thème de l’insécurité s’introduit dans la campagne. Chirac s’engage à prendre le problème de la drogue au sérieux. Le débat s’ouvre sur le nombre de toxicomanes : ils seraient 500000 ou même 800000 selon un article du Figaro, la loi interdisant de distinguer les toxicomanes selon les produits consommés. Le ministre de la Justice Albin Chalandon, s’engage à appliquer la loi : les toxicomanes doivent être ou soignés ou punis. Le système de soin qui repose sur la demande volontaire est mis en cause.

Tandis que tous les spécialistes se dressent contre les traitements obligatoires, le Dr Olievenstein qui, jusqu’alors, considérait la loi de 1970 comme « la moins mauvaise des solutions », prend position pour la dépénalisation de l’usage dans un article du Monde paru en 1986 : « Je n’ai pas assez insisté sur la différence entre les drogues et sur le fait qu’il n’y a pratiquement aucun rapport entre un usager occasionnel et un toxicomane. J’ai trop accepté qu’on parle de drogue en général sans jamais citer l’alcool, le tabac ou l’abus de médicament. » La tentative d’Albin Chalandon d’appliquer la loi échoue et cet échec redouble le tabou qui interdit le débat public.

A Francfort, à Zurich et dans nombre de grandes capitales européennes, la question du sida s’ajoute aux problèmes posés par les scènes ouvertes pour enclencher la recherche de réponses adaptées mais en France, la question du sida est passée sous silence, aussi bien par ceux qui considèrent le toxicomane comme un délinquant que par les spécialistes qui craignent « le redoublement du stigmate ». Face au sida, une seule mesure sera prise, la mise en vente libre des seringues. Elle a été demandée par Michèle Barzach, ministre de la santé, et acceptée par Chirac, sans doute parce qu’effectivement, il prend la question au sérieux.

Le rapport Trautmann, ou la recherche du consensus

Lorsque la gauche revient au pouvoir, elle entend reconstruire le consensus sur la question des drogues. C’est la tâche du rapport Trautmann en 1989 : pour la première fois, la guerre à la drogue est déclarée officiellement et Georgina Dufoix est nommée à la tête d’une nouvelle institution, la DGLDT (Délégation générale à la drogue et à la toxicomanie), pour mener « le combat contre la drogue ».

La construction du consensus politique implique de bâtir de nouvelles relations entre justice et médecine. La loi de 1970 avait abouti à la coexistence des deux institutions, chacune avec sa logique propre. En 1986-1987, les intervenants en toxicomanie avaient clairement pris position contre la loi, mais en 1989, il s’agit de rechercher un compromis qui garantisse la stabilité du dispositif. Des psychanalystes sont appelés à la rescousse : la loi pénale est assimilée à la Loi de l’inconscient, elle est donc structurante, affirment-ils, elle a une fonction symbolique.

A gauche désormais, la guerre à la drogue fait consensus : elle se mène au nom des valeurs communes qui fondent l’ordre républicain. Le système de soin, violemment contesté par les partisans de la répression, est conforté à la condition « qu’il ne cède pas à la panique » devant le sida – c’est en tout cas l’interprétation donnée par le Dr Curtet aux mesures de réduction des risques adoptées par nos voisins.

Sur les 260 pages de ce rapport, 4 seulement sont consacrées au sida : « il ne faut surtout pas associer toxicomanie et sida », répètent les autorités, ainsi que les spécialistes. Le nouveau compromis se construit donc sur l’immobilisme du dispositif de lutte contre la drogue et la toxicomanie. Tandis que dans le discours public, la guerre à la drogue fait désormais consensus, le scepticisme antérieur des élites face « au fléau de la drogue » est réduit au silence.

Le développement de l’expertise de santé publique

Tel est le consensus auquel va s’affronter le mouvement de réduction des risques qui émerge au début des années 1990. La plupart sont de nouveaux acteurs, issus de la lutte contre le sida, notamment des médecins qui s’engagent dans ce nouveau champ à partir de leurs pratiques, soins ou prévention. Les premières prescriptions de traitements de substitution s’expérimentent sur le terrain, malgré les croyances collectives qui font de la toxicomanie le symptôme d’une souffrance psychique.

Au-delà des croyances de chacun, le principal obstacle au développement de ces pratiques est la loi de 1970. En 1993, Simone Veil, devenue ministre des Affaires sociales et de la Santé est rapidement convaincue de l’urgence de santé publique, mais comment peut-on à la fois distribuer des seringues et interdire que l’on s’en serve ? Pour Simone Veil, il y a là une contradiction insurmontable, aussi donne-t-elle mission au Pr Henrion d’examiner si la loi de 1970 doit être modifiée.

Du point de vue de l’expertise, le rapport Henrion ne laisse aucun doute : la pénalisation de l’usage n’est pas justifiée. Toutefois, les membres de la commission, dont deux ont été nommés par le ministre de l’Intérieur, ne parviennent pas un consensus sur cette question. Par contre, l’urgence de santé publique est reconnue et Simone Veil va prendre les mesures qui s’imposent. Outre la légalisation des traitements de substitution, le dispositif de réduction des risques est développé avec un statut expérimental. Ce dispositif est associé à une évaluation. Pour Simone Veil, les résultats détermineront la nécessité de modifier ou non la loi de 1970.

De 1994 à 1999, l’expertise de santé publique connaît un rapide développement. Elle définit ses propres concepts, distingue l’usage, qui ne relève pas d’un traitement, de la dépendance, interprétée au regard des avancées des neurosciences. Il apparaît ainsi clairement que le concept de toxicomanie n’est pas un concept médical. Une synthèse des recherches scientifiques sur la dangerosité des drogues montre que les drogues licites comme l’alcool ou le tabac sont aussi dangereuses que les plus dangereuses des drogues illicites. La prévention reprend ses droits : elle est efficace lorsqu’elle repose sur la réalité des risques. Voilà qui remet en cause les fondements de la loi de 1970, d’autant que l’évaluation du dispositif de réduction des risques fait la preuve de son efficacité.

En novembre 1999, une rencontre organisée au ministère de la santé réunit les acteurs de la réduction des risques et les spécialistes du soin. Tous s’accordent sur la nécessité de réformer la loi. Mais le gouvernement Jospin refuse de s’affronter à un débat parlementaire. Sans doute Jospin lui-même est-il persuadé de la fonction symbolique de la loi. Au reste, à quoi bon dépénaliser l’usage puisque la loi ne serait pas réellement appliquée ?

La classe politique a été tenue à l’écart des débats d’experts, la politique de réduction des risques n’a pas été décidée par le Parlement et les parlementaires n’en connaissaient pas les résultats. Un premier pas a été franchi en 2004, lorsqu’après un rapport du Sénat, quelques sénateurs ont découvert le consensus des experts sur les traitements de substitution et plus largement sur la politique de réduction des risques. Un nouveau pas se franchit aujourd’hui avec le débat sur les salles de consommation dont s’emparent des élus locaux.

Du consensus à la négociation

La politique des drogues est un des champs qui exigent la confrontation de l’institution judiciaire et de l’institution sanitaire. La tradition française exigeait qu’elles parlent d’une seule voix, au nom de la volonté générale. Mais nous apprenons peu à peu que la démocratie se construit non pas sur le consensus mais sur la négociation. Or, depuis les années 1970, la santé publique a conquis de nouvelles compétences qui modifient le rapport de force. L’opinion publique a toujours demandé que les toxicomanes soient pris en charge par les médecins, et aujourd’hui, le corps médical a les moyens de se faire entendre. Encore faut-il qu’il développe plus largement son expertise propre sur des questions encore inexplorées comme, par exemple, sur l’usage thérapeutique du cannabis.

Les experts de la santé publique se sont prononcés pour des stratégies de prévention qui reposent sur la réalité des risques, mais ils ne sont pas exprimés clairement sur les lois et réglementations qui peuvent contribuer à la protection de la santé en les distinguant de celles qui sont contre-productives.

Une des limites au dialogue entre santé publique et justice tient à l’absence de données issues de la justice. Ainsi, on considère généralement que l’usage a été dépénalisé de fait. Or l’analyse des statistiques montre que l’usage n’a jamais cessé d’être réprimé, même si le nombre d’usagers sanctionnés est réduit au regard des millions de consommateurs. C’est aussi que le nombre précis d’usagers incarcérés pour usage n’est pas connu. En effet, depuis le code pénal de 1994, les magistrats précisent toujours les autres infractions à la législation sur les stupéfiants (ILS) associés à l’usage, tels la détention, l’acquisition et le transport. Seul « l’usage simple », c’est-à-dire sans détention de produit, donne lieu à une statistique accessible. Il est donc difficile d’évaluer à la fois le nombre d’usagers incarcérés et ses conséquences sur la santé des usagers.

La plupart de nos voisins ont déjà accompli une grande part de ce trajet en dépénalisant l’usage de drogue. C’est le cas de la Belgique, du Danemark, des Pays-Bas, de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Espagne et du Portugal. Certes, les mesures législatives n’ont pas le même impact selon qu’elles se limitent à l’usage de cannabis ou encore selon la tolérance de la détention et autres ILS pour consommation personnelle.

Les Français ignorent ces évolutions, tandis que l’Observatoire européen (OEDT) préfère mettre l’accent sur les convergences plutôt que sur les différences. Parmi ces convergences, une demande commune de sécurité qui contribue plus au renforcement des politiques répressives qu’au développement des politiques de santé publique. Plus que jamais, les acteurs de santé publique doivent se faire entendre, car l’opinion publique n’exige pas seulement la protection de sa sécurité, elle exige tout autant la protection de sa santé.


1 Alain Ehrenberg, « L’individu incertain », Calmann-Lévy, 1995.
2 Rapport Padieu 1992, citation extraite d’un article, Pénombre, décembre 1993.
3 Serge Hefez, « la fin des libertaires » Libération, rubrique Rebonds, 25 juillet 1994

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